LA DEFENSE DE L’IMPUNITÉ EST
IRRECEVABLE
Depuis le
recouvrement de son indépendance en 1956 et jusqu’au milieu des années
quatre-vingt-dix, le Maroc a connu des violations plus ou moins graves des
droits de l’homme, dont certaines - nombreuses - peuvent être qualifiées de
crimes contre l’humanité, selon les définitions qui ont été données à ces
crimes par le droit humanitaire international depuis l’instauration du tribunal
militaire international de Nuremberg en 1945 jusqu'à la création, en 1998,
d’une Cour pénale internationale.
Ces
violations, qui ont jalonné l’histoire du Maroc durant près de quarante ans,
ont été, à de très rares exceptions près, des crimes d’État.
Depuis
quelques années, ces crimes ont cessé et si l’État semble décidé à respecter
désormais les droits de l’homme, il veut obtenir des Marocains qu’ils renoncent
à demander que les coupables de ces violations soient jugés et que les victimes
de la détention arbitraire ou de la disparition (ou, le cas échéant, leurs
ayants droit) se contentent de l’indemnisation qu’il leur a promise. L’État n’a
pas encore explicité officiellement cette volonté politique de ne pas juger les
coupables, mais des acteurs politiques de diverses chapelles fréquentant les
allées du pouvoir et dont beaucoup reçoivent des prébendes pour leur travail de
mercenaires de la plume ou de la propagande orale à laquelle ils se livrent là
où ils ont quelque chance d’être entendus, développent ce discours de lâcheté
immonde en laissant entendre que telle est bien « la politique de
l’État ».
C’est que
l’État sait parfaitement que ceux qui ont commis ces violations ont agi sur ses
ordres et donc qu’il est juridiquement responsable au même titre que ses
agents. Plus précisément, il sait que l’État, c’est à la fois l’ensemble de ses
dirigeants qui, à des degrés divers, ont donné - explicitement ou implicitement
- des ordres pour violer les droits de l’homme, et ceux qui ont exécuté ces
ordres. C’est dire que l’État sait que la recherche des responsabilités doit
partir des exécutants au plus bas niveau et remonter la pyramide des pouvoirs
jusqu’au sommet de la hiérarchie, là où se trouvent les concepteurs de la
politique oppressive, les décideurs, les instigateurs. Il sait enfin que
personne, en pareille matière, ne peut prétendre à une quelconque immunité:
toute personne, à quelque niveau qu’elle appartienne, est tenue de répondre de
ses actes.
Cette
recherche des responsabilités est-elle possible ? Est-elle
souhaitable ? Certains répondent « non » à ces deux questions.
Ils disent qu’il vaut mieux oublier ce qui s’est passé, pardonner aux coupables
sans les juger. Ils rejettent jusqu'à l’idée d’une commission d’enquête sur les
crimes commis, même si la décision est préalablement prise de ne traduire aucun
de leurs auteurs en justice.
Cependant, ils ne disent pas explicitement ce qu’ils pensent, car, dans leur tendre délicatesse, ils ont peur des mots. En fait, ce qu’ils disent implicitement, c’est qu’ils sont pour l’impunité pure et simple des coupables et qu’on n’ouvre d’aucune façon leur dossier, qui est évidemment, au premier chef, celui des dirigeants de l’État. Leur argumentaire, qui mêle dans un beau désordre des éléments politiques et juridiques, est construit sur deux bases : d’une part, ils soutiennent que les victimes, leurs ayants droit, les défenseurs des droits de l’homme, doivent se contenter du fait que l’État a reconnu ses torts et s’est engagé à indemniser ; d’autre part, ils allèguent que le jugement des coupables est juridiquement et pratiquement impossible et que le Maroc, plutôt que de s’épuiser dans des procès ou même dans des enquêtes extra - judiciaires, doit travailler exclusivement pour sa réconciliation et son développement.
Cet
argumentaire, ainsi construit sur deux volets, est totalement irrecevable,
aucun de ses éléments n’étant fondé. C’est ce que cette étude a l’ambition de
démontrer. Mais, en fait, notre réfutation de cet argumentaire n’épuisera pas
pour autant le débat, car celui-ci a un troisième aspect, celui de
considérations éthiques et historiques qui, à leur tour, plaident en faveur de
la lutte contre l’impunité.
a/ Cette
reconnaissance n’a pas été spontanée mais arrachée à l’État sous la pression
interne et internationale pendant de nombreuses années.
b/ Elle n’a pas émané des plus hautes
autorités de l’État mais seulement du Conseil consultatif des droits de
l’homme (CCDH) qui, non seulement ne peut prétendre représenter l’État , mais,
en outre, est tenu en mépris par beaucoup de monde et en tout cas ne bénéficie
d’aucune crédibilité (en dehors, évidemment, des thuriféraires du Makhzen), et
ce pour de nombreuses raisons qu’il est hors de propos d’exposer ici.
c/ Le nombre de disparus admis par le
CCDH est très largement inférieur à ceux que les familles et les
organisations de défense des droits de l’homme au Maroc et à l’étranger
considèrent comme seuls sérieux parce que fondés sur des preuves.
d/ Beaucoup de disparus sont morts dans des
lieux désormais identifiés et dépendant de l’État et pourtant, leurs corps
n’ont toujours pas été rendus à leurs familles, qui n’ont même pas obtenu des
certificats de décès. C’est le cas, en particulier, de la trentaine de
morts de Tazmamart.
e/ Le CCDH a commis un véritable et
gravissime outrage contre les disparus et en général contre tous ceux qui ont
été victimes des violations des droits de l’homme perpétrées par l’État ,
et ce en Avril 1999, dans le mémoire qu’il a adressé au Roi, puisque, dans ce
document, il prie le chef de l’État « d’accorder sa généreuse grâce à
toute personne s’étant rendu coupable de crime d’atteinte à la sécurité
intérieure de l’État , à sa quiétude, d’y avoir participé ou incité avec toutes
les conséquences qui en ont résulté au niveau de la réaction des autorités
concernées et de leurs auxiliaires pour préserver la quiétude de l’État et sa
sécurité ». Ce verbiage obséquieux (spécialité de cette officine de
propagande) a évidemment scandalisé tous les observateurs, puisque ses auteurs n’ont
pas eu honte d’y mettre sur un même plan victimes et bourreaux. Pis : le
CCDH soutient implicitement que les actes criminels commis au nom de l’État ont
été imposés à ses agents par ceux qui ont attenté à « sa sécurité et sa
quiétude ». Ces victimes sont donc, à ses yeux, les premiers coupables,
l’État n’ayant fait que se défendre ! C’est pourquoi le CCDH implore la
grâce royale pour ces « malfaiteurs » (le mot n’est pas employé mais
le sens du propos est clair). Ainsi, ceux qui, après avoir fini de purger leur
peine d’emprisonnement prononcée par la justice (rendue « au nom de Sa
majesté le Roi », ne l’oublions pas) pour leur implication, réelle ou
supposée, dans les coups d’État du 10 Juillet 1971 et du 16 Août 1972, ont été
soumis à la barbarie du bagne de Tazmamart pendant près d’une vingtaine
d’années, ces gens - là, au moment où ils étaient dans la prison centrale de
Kenitra et qu’ils en ont disparu un jour pour vivre le calvaire à Tazmamart, à
un millier de kilomètres plus loin, étaient en train de troubler « la
sécurité et la quiétude de l’État ». Et la famille OUFKIR (neuf personnes) qui,
au moment où elle pleurait chez elle le général fraîchement
« suicidé », disparut de Rabat pour subir la barbarie dans plusieurs
bagnes successifs, cette famille, dans laquelle on comptait plusieurs enfants,
dont un petit ange de trois ans, Abdellatif OUFKIR, était en train d’attenter à
la sûreté de l’État ! Peut - on mépriser les Marocains et la vérité à ce
point ?
Et l’on vient, après tout cela,
soutenir que l’État a reconnu ses torts !
Ces bonnes âmes soutiennent que les
Marocains ont désormais la garantie de ne plus être inquiétés puisque, d’après
eux, le bagne de Tazmamart a été rasé. Or, ce faisant, ils commettent
simplement une ineptie.
a/ D’abord, rien ne prouve que ce bagne a
effectivement été rasé : aucun officiel de haut niveau (qui pourrait
donc prétendre parler au nom de l’État) ne l’a affirmé, et personne -
organisations de défense des droits de l’homme, journalistes, par exemple, pour
ne pas parler des survivants de ce mouroir - n’a été invité à se rendre sur
place pour vérifier cette allégation.
b/ On commet un véritable outrage envers
ceux qui ont été détenus dans d’autres bagnes, notamment ceux de Kelaât Mgouna,
Agdz, les bâtisses où la famille OUFKIR a été successivement séquestrée, car,
ces autres bagnes, on n’en parle pas. Dès lors, on ne nous dit pas s’ils
ont ou non été « rasés ». En tout cas, pour ce qui est du centre de
torture casablancais de Derb Moulay Chérif, nous savons qu’il est toujours là.
c/ On oublie que les lieux de détention,
de torture, de mort, ne sont jamais rien d’autre que des bâtiments, sinistres,
certes, voire inhumains, mais qu’ils ne deviennent réellement horribles qu’à
partir du moment où on y enferme des êtres humains et qu’on les y soumet à des
conditions de détention barbares. Sans détenus, et sans les traitements
inhumains et dégradants qu’ils y subissent, ils ne représentent rien. Ils ne
sont pas dangereux par eux - mêmes.
C’est
l’État qui, en y enfermant ceux qui lui déplaisent, est responsable de cette
séquestration et des horreurs qu’on y subit. De sorte que, l’État étant le
décideur, il peut construire autant de Tazmamart qu’il veut, où il veut et
quand il veut. Le fait d’en raser un ici aujourd’hui ne peut l’empêcher, s’il y
tient, d’en construire des centaines d’autres ailleurs, à tout moment, dans le
plus grand secret. De toute façon, l’État n’a nullement besoin de construire de
nouveaux bâtiments pour y séquestrer et faire mourir violemment ou à petit feu
ceux qui lui déplaisent, car, pour cette abominable besogne, tout lieu peut
servir, le but étant obtenu par l’intervention des monstres qui y opèrent, non
par les murs des lieux. C’est dire que l’État peut trouver ce genre de « résidences »
partout au Maroc et à profusion. Dar Elmokri, par exemple, qui est un palais
construit depuis de nombreuses décennies, et qui constitue le plus prestigieux
lieu de torture dans l’histoire du Maroc, ne se trouve - t - il pas en plein
centre de la capitale ?
d/ On oublie aussi que, au plan des
principes, les bagnes en question ne doivent pas disparaître : au lieu
de les raser, il faut au contraire tout faire pour les sauvegarder comme des
lieux infiniment précieux pour écrire l’histoire du Maroc, qui est un droit
pour les Marocains. En visitant ces bâtiments, qui doivent être classés comme
monuments historiques, Marocains et étrangers auront une toute petite idée
vivante du régime de terreur qui a sévi dans ce pays durant quatre décennies.
A l’initiative du
CCDH, une Commission d’arbitrage de l’indemnisation des victimes de la
détention arbitraire ou de la disparition, ou de leurs ayants droit, a été
créée par une décision royale du 16 Août 1999.
Les partisans de
l’impunité tirent argument de l’instauration de cette Commission pour soutenir
que cette initiative, s’ajoutant au prétendu aveu par l’État des fautes qu’il a
commises et à la prétendue destruction de Tazmamart, devrait suffire pour qu’on
considère comme définitivement réglé le problème des violations des droits de
l’homme au Maroc.
Or, là encore, l’argument manque de
consistance et ce pour de nombreuses raisons, qui font que l’engagement
d’indemniser est entaché, à sa base même, de nombreux vices, juridiques et
pratiques.
L’arbitrage est régi par les articles 306 à 327 du Code de
procédure civile (CPC). A l’examen des règles régissant la Commission et leur
confrontation avec celles posées par le législateur, il apparaît que nous
sommes très loin de l’arbitrage.
Quelques données suffisent pour le démontrer, un examen
exhaustif de la question n’étant pas nécessaire :
Dans un arbitrage, ce sont, en principe, les parties
elles-mêmes qui désignent l’arbitre ou
les arbitres). Or, ici, c’est l’État seul qui a désigné la totalité des membres
de la Commission, de sorte qu’il est à la fois juge et partie.
Dans un arbitrage, la sentence arbitrale ne peut être
exécutée - donc avoir une véritable
existence - que si elle obtient l’exéquatur du président du tribunal de
première instance, qui doit contrôler si elle ne contient rien de contraire à
l’ordre public (lequel inclut le respect des droits de la défense, notamment).
Et, à moins que les parties n’aient convenu au départ d’y renoncer, l’exéquatur
est susceptible d’appel et même de pourvoi en cassation. Or, aucun contrôle
judiciaire des décisions de la Commission n’est ouvert aux demandeurs
d’indemnité.
Dans un arbitrage, l’arbitre est en principe tenu de statuer
dans le délai maximum de trois mois
(et il est par ailleurs soumis à d’autres délais au cours de l’exécution de sa
mission), alors que la Commission n’est soumise à aucun délai.
En effet, et pour ne retenir ici qu’un de ses attributs,
elle rend des décisions exécutoires, et ce après un processus qui s’apparente,
pour l’essentiel, à la procédure suivie devant les tribunaux, processus
organisé par son Règlement intérieur, qui constitue pratiquement son code de
procédure. Le fait qu’elle statue à la fois en droit et en équité ne change pas
grand - chose à sa vraie nature, qui est juridictionnelle. Or, une juridiction
ne peut être créée que par une loi, conformément à l’article 46 de la
Constitution. Et cette loi, en l’occurrence, n’existe pas. C’est dire que
l’existence de cette Commission est inconstitutionnelle.
En effet, outre nombre de ses aspects qui font qu’elle
n’offre aucune garantie de rendre des décisions justes et équitables, elle
souffre de trois vices majeurs :
Dans sa composition
figurent deux représentants de l’État (en fait des ministères de l’intérieur et
de la justice). De plus, l’un de ses autres membres a déjà manifesté
publiquement et à plusieurs reprises des attitudes qui sont en contradiction
flagrante avec les droits de l’homme, sans le respect desquels on ne peut
évidemment concevoir la crédibilité.
La Commission statue dans le plus grand secret, puisque ses débats ne sont pas publics, alors que la
publicité est - sauf situations exceptionnelles - une des garanties du
« procès équitable », tel qu’il est défini par les instruments
internationaux auxquels le Maroc a souscrit, en particulier le Pacte
international sur les droits civils et politiques de 1966 (article 14).
Le demandeur est tenu de s’engager, d’avance, à accepter (sans
possibilité de recours) l’indemnité
qui lui sera allouée, ce qui est contraire aux normes internationales, qui
veulent qu’un justiciable puisse toujours contester devant une instance
supérieure la décision qui a été rendue.
Les indemnités qui seront allouées seront supportées par
l’État , donc le contribuable, ce qui est choquant, car on ne voit pas pourquoi
les Marocains (en dehors, évidemment, des responsables des violations des
droits de l’homme), qui n’ont commis aucun des actes criminels sources du droit
à indemnisation, sont contraints de payer ces indemnités aux lieu et place des
auteurs : les personnes physiques que sont les donneurs d’ordres et les
exécutants étant les seuls responsables, les indemnités doivent être supportées
par eux et par eux seuls.
En fait, cette logique de l’équité doit être enrichie par
les données juridiques en la matière, notamment les règles régissant la
responsabilité de l’État et de ses agents. A cet égard, l’art 79 COC
dispose :
« L’État et les municipalités sont
responsables des dommages causés directement par le fonctionnement de leurs
administrations et par les fautes de service de leurs agents ».
Comme nous sommes manifestement en présence de fautes de
services publics de l’État , celui-ci doit payer, quitte à ce qu’il se
retourne, par une « action récursoire », contre les seuls concepteurs
de l’oppression et les donneurs d’ordres placés en haut lieu, en vertu de la
règle posée par l’art. 80 COC, qui dispose :
« Les
agents de l’État et des municipalités sont personnellement responsables des
dommages causés par leur dol ou par des fautes lourdes dans l’exercice de leurs
fonctions. L’État et les municipalités ne peuvent être poursuivis à raison de
ces dommages qu’en cas d’insolvabilité des fonctionnaires responsables ».
Pourquoi cibler uniquement - dans ce débat purement
indemnitaire et non pénal - ceux qui sont dans les hauteurs et pas, aussi, les
exécutants au plus bas de l’échelle ? Parce que ces exécutants ne sont pas
solvables, ce qui est le contraire des monstres froids qui officiaient dans les
hautes sphères, car, outre qu’ils ont eux - mêmes commis des « dols »
et des « fautes lourdes », leur fortune - inimaginable et indécente
pour beaucoup d’entre eux - permet de les faire payer.
Le Premier ministre ? le ministère des finances ?
Celui de l’intérieur ? Celui des droits de l’homme ? De même, rien ne
précise le délai dans lequel l’État doit payer, ni la sanction du retard ou
du défaut de paiement.
Elle laisse donc de côté les victimes - innombrables - des
autres violations des droits de l’homme, notamment ceux qui ont subi des
tortures et ont été relâchés rapidement. Par ailleurs, ceux qui ont subi des
années et des années de privation de liberté après un jugement inique, ce qui
est le cas de la totalité des accusés dans les procès politiques, sont exclus,
sous prétexte que leur condamnation par la justice donne à leur détention un
caractère légal, alors que cette détention a été manifestement arbitraire. Il
en est de même des victimes de la garde à vue qui a précédé les procès et qui a
très souvent duré plusieurs mois, voire, dans certains cas, plusieurs années. A
cet égard, d’ailleurs, le pouvoir actuel pourrait s’honorer en faisant voter
solennellement une loi déclarant nulles et non avenues toutes ces
condamnations, les motifs d’annulation étant innombrables et graves. Le
parlement insipide, impotent et ruineux dont nous subissons l’existence, se
ferait ainsi remarquer, une fois dans sa vie, par un acte honorable.
Cette
impossibilité résulterait de la prescription, de l’absence de preuves et du
défaut d’indépendance de la justice. Or, aucun de ces arguments n’est
pertinent.
Les violations les plus graves des droits
de l’homme (enlèvement, séquestration, torture, etc...) étant juridiquement des
crimes, la prescription de l’action publique les concernant est de vingt ans
(article 4 du Code de procédure pénale - CPP). Cette prescription ne peut être
« interrompue » que par « un acte d’instruction ou de poursuite
accompli par l’autorité judiciaire ou ordonné par elle » (art. 5 CPP), et
elle ne peut être « suspendue » qu’en « cas d’impossibilité
d’agir provenant de la loi elle - même » (art. 6 CPP).
Or, disent les
tenants de l’impunité, il n’est question ici ni d’interruption de la
prescription, puisqu’il n’y a jamais eu aucun acte d’instruction ou de
poursuite, ni de suspension de la prescription, puisque rien dans la loi n’a
interdit aux victimes (ou à leurs ayants droit) de porter plainte contre les
auteurs.
En réalité, cet
argumentaire n’est pas sérieux !
Qu’ il n’y a pas eu d’acte d’instruction ou de poursuite,
mais c’est parce que l’autorité judiciaire, que la loi charge d’agir, n’était
pas indépendante (ce qui est encore le cas si l’on en juge par la récente et
sidérante condamnation du Capitaine Mustapha ADIB par le tribunal militaire),
ayant été assujettie à l’exécutif, qui était précisément l’un des responsables
des violations. C’est dire qu’en pareille circonstance, il ne saurait être question
de prescription, sans quoi cela signifierait que les responsables des
violations s’immunisent eux - mêmes, dès le départ, en mettant l’autorité
judiciaire sous leurs bottes, afin qu’elle ne puisse pas mettre en mouvement
les poursuites et donc les inquiéter. Cette circonstance exceptionnelle doit
permettre de faire jouer l’interruption de la prescription, sans quoi n’aurait
plus de sens le principe général du droit qui veut que personne ne puisse se
prévaloir, pour écarter sa responsabilité, de sa propre turpitude. Autrement
dit, on ne peut tirer des moyens de défense de ses propres fautes. Au surplus,
les magistrats qui ont cédé aux ordres des politiques sont eux-mêmes
juridiquement complices des violations commises, vaste question qu’on ne peut
évidemment aborder dans cette étude.
Quant aux plaintes des victimes, qui auraient empêché la
prescription d’agir, certaines personnes concernées les ont déposées mais les
autorités judiciaires n’y ont jamais donné suite, parce qu’elles avaient ordre
de ne pas poursuivre les personnes visées. Par ailleurs, au cours des nombreux
procès politiques que le Maroc a vécus, beaucoup d’accusés ont nommément
désigné les individus qui les ont torturés ou ont supervisé leur torture (leurs
noms sont, d’ailleurs, mentionnés dans les procès - verbaux d’interrogatoires),
et ils ont demandé que la justice les convoque pour confrontation afin qu’ils
soient confondus et poursuivis, mais les juges, implicitement complices, ont
systématiquement refusé. Enfin, nombre de familles ont reçu des menaces
explicites de représailles au cas où elles porteraient plainte pour ce qui est
arrivé à l’un des leurs. Ces situations constituent bel et bien une
« impossibilité d’agir » qui, s’il est incontestable qu’elle ne
provient pas de la loi elle-même, n’en devrait pas moins être considérée comme
un moyen légitime d’empêcher - dans le cadre d’une jurisprudence élargissant la
notion d’«impossibilité » - la prescription. Un tel élargissement ne
constituerait d’ailleurs pas une hérésie juridique, puisqu’il existe en matière
civile, l’article 380 COC disposant, notamment : « La prescription ne court contre les droits que du jour où ils
sont acquis ; par conséquent, elle n’a pas lieu : lorsque le
créancier s’est trouvé en fait dans l’impossibilité d’agir dans le délai établi
pour la prescription ».
Certes, nous sommes en matière pénale, laquelle interdit, en
principe, l’interprétation extensive de la loi. Mais cette règle ne peut
s’appliquer que dans le cadre d’un État de droit, c’est - à - dire un État dans
lequel les dirigeants sont soumis, comme tout le monde, au droit, et par
conséquent ne sèment pas la terreur pour interdire aux victimes des crimes
commis par leurs agents (sous leurs ordres) de les poursuivre et aux juges de
recevoir librement leurs plaintes, de les instruire avec diligence, compétence,
probité, de juger les coupables et, éventuellement, les condamner dans les
mêmes conditions que n’importe quel autre justiciable. Ce qui est évidemment
loin d’être le cas du Maroc. Car, s’il l’était, il n’y aurait pas eu de
violations aussi graves et aussi massives des droits de l’homme commises
impunément durant quatre décennies. Bref, il suffit, pour écarter la
prescription, d’appliquer ce vieil adage juridique, érigé en principe général
du droit partout où ce mot a un sens : « à l’impossible, nul n’est
tenu ».
Les partisans de l’impunité parlent
d’impossibilité d’administrer la preuve des violations des droits de l’homme
constituant des infractions pénales et, comme telles, susceptibles d’être
soumises à la justice. Cette impossibilité proviendrait du fait que les auteurs
de ces crimes n’accepteront jamais de les avouer.
Lorsqu’on regarde de près qui sont les
agitateurs de cet « argument », on constate qu’ils sont tout simplement
des experts en fatuité, des gens qui passent leur temps, partout où ils se
trouvent, à parler de sujets qui les dépassent à seule fin de se faire
remarquer. En particulier, ces prétentieux ne savent absolument rien de la
manière dont se passe une instruction judiciaire, évidemment lorsqu’elle est
sérieusement menée, ce qui est une autre question. Ils ne savent donc pas que,
lors d’une instruction véritable, en présence d’accusations précises,
corroborées par des détails de dates, de lieux, et de circonstances, nombre
d’individus « craquent » et reconnaissent leurs méfaits, évidemment
sans qu’aucune pression n’ait été exercée sur eux.
Par ailleurs, l’histoire et l’observation
nous apprennent que certains auteurs (très rares il est vrai) de méfaits commis
au nom de la raison d’État finissent par reconnaître d’eux - mêmes ce qu’ils
ont fait, et ce pour libérer leur conscience. C’est le cas - récemment - du
commissaire KHOLTI, qui a avoué spontanément, à travers la presse, avoir
collaboré « administrativement » à la perpétration d’actes criminels
commis, assure-t-il, par d’autres policiers, et il a présenté sa demande de
pardon à ses victimes.
Enfin, on oublie que les accusateurs - du moins les
survivants d’entre eux et ils sont heureusement très nombreux - sont toujours
là, et ils peuvent donner toutes sortes de détails sur les faits qui sont de
nature à fonder une poursuite, détails qui peuvent être, dans certains cas,
confirmés par des témoins.
Dans ces conditions, il est clair que,
dans un grand nombre de situations, la preuve peut être administrée, étant
précisé que les spécialistes savent bien que l’aveu ne peut être exigé en
matière pénale, régie par le principe de la liberté de la preuve, qu’il est
relativement rare en matière criminelle, et qu’il peut d’ailleurs s’avérer
contraire à la vérité, contredisant les ignorants qui le tiennent pour
« la reine des preuves ».
En toute candeur, les mêmes bavards
allèguent que « de tels procès ne donneront rien, parce que les juges ne
sont pas indépendants ».
C’est le comble ! La dépendance du juge
est présentée ici comme si elle était inscrite dans son génome. Or,
l’indépendance comme son contraire la dépendance de la justice est affaire
d’éthique politique, donc d’un choix de l’État . Lorsque celui-ci veut que la
justice soit à sa dévotion - autrement dit lorsqu’on ne se trouve pas dans un
État de droit -, il lui donne ses instructions, explicitement ou implicitement,
pour juger dans le sens qui lui convient, et « ça marche ».
Mais, dans le cas contraire, les plus hautes autorités de
l’État peuvent - à condition de faire clairement et solennellement ce choix
politique, et c’est l’hypothèse dans laquelle nous nous plaçons - proclamer que
la justice, notamment dans les procès relatifs aux violations des droits de
l’homme, doit accomplir sa mission en toute indépendance, et que toute l’aide
nécessaire lui sera donnée à cet effet. Une telle « directive » est
inconcevable dans un État de droit, puisque la justice y a déjà acquis sa
totale indépendance et n’a donc besoin de personne pour lui indiquer ce qu’elle
a faire. Mais, dans un État comme le Maroc, où la justice politique (comme la
justice tout court) n’a jamais été indépendante, une proclamation solennelle
par le chef de l’État de cette obligation ouvrirait la voie à une justice
équitable. Une telle intervention ne serait d’ailleurs rien d’autre que la
simple exécution par le Roi de ses devoirs constitutionnels. En effet, si
l’article 82 de la Constitution dispose que « l’autorité judiciaire est indépendante du pouvoir législatif et du
pouvoir exécutif »,
l’article 83 précise que « les
jugements sont rendus et exécutés au nom du Roi », et l’article 86
ajoute que « le Conseil supérieur de
la magistrature est présidé par le Roi », lequel, d’après l’article
19, « veille au respect de la
Constitution » et est « le
protecteur des droits et libertés des
citoyens ». Ce rappel solennel par le Roi que la justice doit assumer
pleinement ses devoirs en toute indépendance et probité dans la lutte contre
l’impunité (comme, d’ailleurs, en toute matière), ne coûterait rien au nouveau monarque, puisque tout le monde
sait qu’il n’a jamais assumé la moindre responsabilité dans les crimes du
passé. Les initiés ajoutent qu’il lui est même souvent arrivé de les déplorer,
ne pouvant aller plus loin dans l’engagement...
Là encore, ceux qui agitent cet argument ne savent pas de
quoi ils parlent.
La réconciliation ne peut être imposée, forcée. Et, par
définition, elle ne peut être le fait que de ceux qui sont concernés directement,
autrement dit, ici, le bourreau (tel qu’il a été défini ci-dessus) et sa
victime. En dehors d’eux, personne n’a qualité pour engager une tentative de
réconciliation, laquelle, d’ailleurs, comme toute tentative de ce genre, peut
réussir comme elle peut échouer. Quant aux autres, ils ont bien le droit
d’avoir une opinion mais non un pouvoir d’ingérence ou de décision, puisqu’ils
n’ont aucun droit auquel ils auraient la faculté de renoncer : « pas
d’intérêt, pas d’action ».
Le problème de la réconciliation se pose lorsqu’il s’agit de
fraction d’une population qui, pour telle ou telle raison, sont entrées en
conflit sanglant et qu’elles regrettes ce qu’elles considèrent comme avoir été
une erreur, qui peut avoir été unilatérale comme elle peut avoir été plus ou
moins partagée. Comme elles veulent retrouver la paix, elles engagent des
négociations à cet effet, négociations qui s’avèrent souvent très longues et
laborieuse.
C’est le cas de l’Afrique du sud, où la réconciliation entre
blancs et noirs a pu être négociée par l’implication de personnalités hors du
commun : Nelson Mandéla et Desmond Tutu, lesquels ont conçu une formule
qui semble avoir donné satisfaction, puisqu’elle a permis, grâce à des enquêtes
approfondies, de faire la lumière sur ce qui s’est passé. Ce qui n’est pas le
cas du Maroc, où les défenseurs de l’impunité refusent non seulement le
jugement des coupables et leur condamnation, mais, en outre, l’ouverture de toute
enquête.
Dans d’autres pays, des tentatives de réconciliation ont
échoué. C’est le cas, entre autres, du Rwanda et du Burundi, où Tutsis et Hutus
tentent depuis plusieurs années une réconciliation...sans y parvenir, jusqu’à
présent tout au moins. C’est ce qui explique que des procès sont organisés à
longueur d ‘années dans ces deux pays. Pour le Rwanda d’ailleurs, le
génocide de 1994 donne lieu à la fois à des procès internes et à des procès
internationaux, puisque les Nations - Unies ont créé un Tribunal pénal
international (siégeant à Arusha, en Tanzanie) pour juger les responsables de
ce génocide C’est dire que la réconciliation, même lorsqu’elle est concevable,
n’est pas toujours possible.
Au Maroc, les violations des droits de l’homme ne sont pas
le fait d’une fraction de la population contre une autre mais le fait de l’État
. Ce sont des crimes d’État et rien d’autre. Or, l’État ayant pour raison
d’être de protéger ses ressortissants (et de façon générale toute personne,
même étrangère, se trouvant sur son sol), on ne peut lui pardonner d’avoir été
lui - même l’auteur de milliers de crimes commis tout au long de quatre
décennies. Sa responsabilité est même infiniment plus grave que celle du commun
des mortels, puisque, précisément, il est chargé de protéger les droits des
personnes et non de les enlever, faire disparaître, torturer, assassiner.
Il est d’ailleurs piquant de constater que, au Maroc,
jusqu'à présent, aucune autorité supérieure de l’État n’a demandé une telle
réconciliation sérieusement, c’est - à - dire solennellement et au niveau du
chef de l’État , car c’est lui que la Constitution désigne - on l’a déjà vu -
comme « le protecteur des droits et libertés des citoyens, groupes sociaux
et collectivités ». La seule institution qui s’est exprimée à ce sujet a
été le CCDH. De surcroît, au lieu de faire une ouverture dans le sens d’une
demande de réconciliation, celui-ci s’est embourbé dans une stupide et
indécente demande de grâce en faveur des victimes des crimes d’État , qu’il
qualifie de personnes ayant attenté à sa sécurité et à sa quiétude.
C’est dire que, même si on était dans le cadre d’un scénario
de réconciliation - ce qui, encore une fois, n’est pas le cas - nous serions
aux antipodes des conditions par lesquelles des négociations peuvent être
tentées pour essayer d’y aboutir.
Pour ces
utilitaristes que sont les défenseurs de l’impunité, ceux qui ne voient jamais
rien en dehors du prisme du profit matériel, les droits de l’homme sont une
affaire de doux rêveurs, des gens qui sont incapables de comprendre que le but
de toute « politique sérieuse » est et ne peut être que le
développement (en général entendu dans son sens étroit traditionnel, c’est - à
- dire économique), car c’est lui qui, créant la richesse, permet de donner de
l’emploi aux gens, des bancs d’école aux enfants, des lits d’hôpitaux aux
nécessiteux, etc... Aussi bien, pour eux, « les droits de l’homme, c’est
fait pour les pays riches ; quant aux autres, ils doivent passer par des
régimes disciplinés, donc autoritaires, et tant que le développement du pays
n’aura pas été réalisé, ces droits ne doivent être reconnus qu’à dose
homéopathique, sinon complètement suspendus ».
Ce sont ces rhéteurs
qui ont soutenu, en leur temps, Salazar, Franco, Mussolini, Pinochet,
d’innombrables potentats d’Afrique subsaharienne et d’ailleurs et, plus près de
nous, notre ami et cher cousin Ben Ali.
Bien entendu, au
Maroc, pays soumis à un despotisme grossièrement dissimulé derrière un vernis
de pluralisme durant quatre décennies, ces roquets sont légion. Légion
d’horreur. Et ce sont les lauréats de cette grande école d’imbéciles doublés de
salauds qui soutiennent, aujourd’hui, que le développement du Maroc est
incompatible avec la lutte contre l’impunité, qui ne saurait être, à leurs
yeux, qu’une perte de temps pour le pays, car, après tout, soutiennent - ils,
« ces malheurs appartiennent au passé, qu’il faut oublier, le fait de les
faire revenir à la surface brutalement, par des procès, ne pouvant que ranimer
les passions, sans pour autant réparer les torts causés ».
Or, cette thèse est
manifestement réductrice de la complexité de la problématique posée, en ce
qu’elle méconnaît que la lutte contre l’impunité - donc pour la justice- ne
peut en aucun cas être considérée comme une perte de temps pour un pays, étant
un impératif catégorique pour tout État qui se prétend État de droit, ce devoir
lui étant imposé tant par ses lois internes que par ses engagements
internationaux en la matière. De sorte que, si le Maroc veut prouver qu’il a
vraiment commencé à s’engager (commencé seulement, car, hélas ! on est
loin de l’arrivée) dans la voie de l’État de droit, il doit respecter certaines
règles fondamentales en la matière.
Trois données essentielles doivent être rappelées ici :
On l’a déjà dit mais cela doit être rappelé : nul n’a
le pouvoir de renoncer à la place d’un autre à son droit d’obtenir justice pour
quelque cause que ce soit. C’est ce que les juristes appellent « la
qualité pour agir ». Dans ces conditions, les partisans de l’impunité
parlent de ce qui ne les regarde pas.
Que la victime renonce, pour une raison ou une autre, à agir
contre son bourreau ne donne pas pour autant à l’autorité judiciaire compétente
en la matière pour agir (le ministère public) le pouvoir de s’abstenir de
poursuivre le coupable, car nous sommes en matière pénale et non civile :
en présence d’un crime, le ministère public doit lui - même agir en poursuivant
l’auteur de l’infraction, sans qu’il ait besoin d’être saisi d’une plainte de
la victime, l’ordre public, qui est l’une des fonctions les plus essentielles
de l’État de droit, étant inconcevable si la main de la justice s’abstient de
passer. C’est la raison pour laquelle existent une police judiciaire et des
juridictions pénales, qui coûtent d’ailleurs cher à l’État et c’est
normal, la justice étant l’un des piliers de tout État qui se respecte. Et cet
impératif de maintien de l’ordre par l’application de la loi pénale aux
criminels est si fort que le législateur nous oblige d’informer les autorités,
sous peine de sanction pénale, de tout crime parvenu à notre connaissance. A
cet égard, il existe une obligation d’informer spécifique à l’atteinte contre
la sûreté de l’État et une obligation générale s’appliquant à tout crime, quel
qu’il soit :
Art.
209 CP : « Est coupable de non - révélation
d’attentat contre la sûreté de l’État et punie d’un emprisonnement de deux à
cinq ans et une amende de 1.000 à 10.000 dirhams toute personne qui, ayant
connaissance de projets ou d’actes tendant à la perpétration de faits punis
d’une peine criminelle par les dispositions du présent chapitre, n’en fait pas,
dès le moment où elle les a connus, la déclaration aux autorités judiciaires,
administratives ou militaires ».
Art.
299 CP alinéa 1er : « Hors le cas prévu à l’article 209, est puni de l’emprisonnement
d’un mois à deux ans et d’une amende de 120 à 1.000 dirhams ou de l’une de
ces deux peines seulement, quiconque, ayant connaissance d’un crime déjà tenté
ou consommé, n’a pas aussitôt averti les autorités ».
Il va de soi que si la loi se veut aussi sévère pour les non
- dénonciateurs de crimes, autrement dit si la loi fait de nous des
dénonciateurs forcés des crimes, ce n’est pas pour que l’État garde pour lui,
comme de précieuses reliques ou des objets de musées, les informations qu’il
nous oblige de lui porter, mais pour les utiliser, les mettre en œuvre dans « l’action
publique », c’est - à - dire la poursuite pénale, que la Constitution met
à sa charge, pour que justice soit rendue aux victimes, pour que celles-ci se
rendent bien compte qu’elles vivent dans un État de droit, que celui - ci les
protège comme il s’est engagé à le faire dans le cadre du « contrat
social » qu’il a conclu avec ses ressortissants. Sans quoi la porte est
ouverte à la justice privée, la loi du plus fort, l’anarchie au plus mauvais
sens du terme. C’est par ailleurs une violation ouverte de l’article 5 de la
Constitution, qui dispose que « tous les Marocains sont égaux devant la
loi », car il n’y a évidemment pas d’égalité lorsque l’État accepte de
rendre justice aux uns - souvent pour des peccadilles - et le refuse aux
autres, victimes, de surcroît, de crimes majeurs. C’est tout le contraire de
l’État de droit, sans lequel le développement dont on nous rebat le oreilles
est inconcevable.
Ajoutons à cela que le refus de juger le responsable d’un
crime majeur tel que la mise à mort, qu’elle soit violente (effet immédiat de
la torture) ou lente (c’est le cas de la trentaine de suppliciés de Tazmamart,
par exemple) constitue une seconde exécution de ces véritables martyrs et une
insulte gravissime et directe tant à leurs familles qu’à l’ensemble du peuple
marocain. Un tel refus représente, de surcroît, par la provocation cynique
qu’il implique, une incitation à la vengeance, à la « justice privée »,
dont chacun peut imaginer les dangers. De sorte que, quand on voit l’État
réduire une véritable tragédie à une vulgaire question d’indemnisation
(laquelle est de toute façon un droit, outre qu’elle doit être fixée
conformément aux normes juridiques et éthiques qui s’imposent en la matière, ce
que ne garantit pas - on l’a déjà démontré - la Commission instituée), on est
obligé de constater qu’il insulte les intéressés, car il fait de leur cause une
simple « affaire d’argent », banale comme toute affaire de ce type,
alors que, pour eux, il s’agit de quelque chose d’immense, de singulier, de tragique,
qui marquera toute leur vie.
De sorte que la fameuse règle de « l’opportunité des
poursuites », qui veut que le ministère public ait la faculté de
s’abstenir de déférer l’auteur d’une infraction devant la justice, et qui se
justifie dans certains cas tout à fait mineurs, ne peut trouver aucune
application lorsqu’on est en présence de crimes abominables tels que
l’enlèvement, la séquestration, les actes de barbarie sous toutes leurs formes.
Tout crime punissable de la réclusion perpétuelle ou de la
peine de mort doit être déféré par le procureur général compétent devant un
juge d’instruction de son ressort (article 7 de la loi du 28 Septembre 1974 sur
la procédure pénale « transitoire »). Et, dans l’hypothèse où le
parquet général s’abstient de le faire, la victime (ou ses ayants droit) a la
possibilité de saisir le juge d’instruction de sa plainte directement. Dans ce
cas, celle-ci devant être communiquée au procureur général pour qu’il « prenne
ses réquisitions » à son sujet, le parquet général peut théoriquement
s’opposer à « l’ouverture de l’information » (l’instruction), ce qui fait
scandale lorsqu’il s’agit d’une plainte sérieuse et donne à penser qu’il y a eu
pression (de l’exécutif) sur le parquet. De toute façon, une telle opposition
du parquet est, en pareille matière, inefficiente.
Car, en matière de crime punissable de la peine capitale ou
de la réclusion perpétuelle (pour rester dans l’hypothèse qui nous occupe ici),
même si le parquet « prend des réquisitions de non - informer »,
autrement dit s’oppose à l’ouverture d’une information, le juge d’instruction
est légalement obligé d’instruire la plainte.
Or, les violations les plus graves des droits de l’homme constituent
toutes des crimes punissables, au Maroc, de la peine de mort ou de la réclusion
perpétuelle. Ce qui signifie qu’une décision politique de l’État ne peut faire
échec à des poursuites contre les auteurs de ces violations. A moins que le
parlement ne vote une loi d’amnistie de tous les délits et crimes commis durant
les « années de plomb », ce qui est évidemment une toute autre
situation, sur laquelle nous aurons à revenir.
Les instruments juridiques internationaux faisant de la
justice un des droits fondamentaux de l’homme sont de plus en plus nombreux et
le Maroc a souscrit, par une adhésion de principe, à l’ensemble des ces
instruments en déclarant, dans le Préambule de sa Constitution, depuis 1992,
qu’il « réaffirme son attachement aux droits de l’homme tels qu’ils sont
universellement reconnus ».
Par ailleurs, parmi les textes internationaux qui
intéressent ce débat et auxquels le Maroc a formellement souscrit, citons ici
seulement le Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
adopté par l’Assemblée générale des Nations - Unies le 16 Décembre 1966, qui
dispose notamment, en son article 14 :
« Tous
sont égaux devant les tribunaux et les cours de justice. Toute personne a droit
à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal
compétent, indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera soit du
bien - fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle, soit des
contestations sur ses droits et obligations de caractère civil ».
On voit mal, dans ces conditions, comment l’État marocain
pourrait concilier une politique volontariste d’impunité avec ses engagements,
internes et internationaux, sans le respect scrupuleux desquels il ne peut
revendiquer l’honneur d’être un État de droit et, de ce fait, entretenir des
espoirs non mirifiques de voir frapper à ses portes les investisseurs,
étrangers et marocains, seuls à même d’assurer son développement, dont il dit
faire l’objectif majeur de sa politique. A cet égard, il faut signaler que
l’éthique des droits de l’homme commence à s’imposer même dans les milieux
d’affaires, traditionnellement soucieux exclusivement des profits qu’ils
peuvent réaliser : de plus en plus de firmes importantes, parmi lesquelles
certaines comptent parmi les géants des multinationales, commencent à refuser
d’investir dans les pays où les droits de l’homme ne sont pas respectés.
Au terme de cette analyse, on ne peut que conclure que la
thèse de l’impunité est dépourvue de tout fondement, qu’il soit strictement
juridique (l’ensemble de nos développements l’a démontré), ou utilitaire (on a
montré que le développement, au sens le plus large, est inconcevable sans État
de droit).
Mais il faut aller encore plus loin, et constater que
d’autres considérations, les unes relevant de l’éthique politique, les autres
des impératifs historiques, plaident dans le même sens.
III
/ Les impératifs éthiques et historiques
La problématique de la lutte contre l’impunité comporte à
l’évidence un aspect pédagogique : il faut enseigner aux tenants de
l’impunité que leur thèse s’oppose à deux impératifs, le premier d’ordre
éthique, le second d’ordre historique.
Il s’agit en fait de l’éthique de la responsabilité. Cette
éthique réside dans le rappel solennel et rigoureux de l’étendue des pouvoirs
des décideurs, de la responsabilité personnelle des exécutants, et enfin du
rôle de la justice dans un État de droit, toutes notions allègrement méprisées
au Maroc par les uns et les autres.
A/ Les décideurs, à
quelque niveau qu’ils appartiennent, « apprendront » que leur pouvoir
n’est pas et ne peut jamais être absolu, qu’il est strictement délimité par la
loi au sens le plus large et les principes généraux du droit, tels qu’ils ont
été largement définis depuis plusieurs siècles par les État s de droit et
constamment élargis. Autrement dit, aucun haut responsable n’a droit à un
quelconque « jardin secret » où il prétendrait avoir le pouvoir d’
agir impunément.
B/ Les exécutants
sauront (la presque totalité d’entre eux ne l’ont certainement jamais appris
sérieusement et on a même dû leur enseigner le contraire - les enquêteurs et
les historiens devront s’y intéresser) que si leur mission est d’assurer
l’ordre sur le terrain, ce ne peut être que dans le cadre strict non seulement
de la loi au sens rigoureux du terme mais aussi de la légitimité. Il s’agit
ici, notamment, de la théorie des baïonnettes intelligentes, qui veut qu’un
agent public - civil ou militaire - refuse d’exécuter l’ordre de ses supérieurs
s’il lui apparaît que cet ordre comporte manifestement une atteinte non fondée
à un droit. A cet égard, un enseignement juridique sérieux doit être dispensé à
tout agent public pour qu’il soit en mesure de déterminer comment il doit se
comporter lorsqu’il reçoit un ordre. D’innombrables exemples peuvent être
donnés pour démontrer qu’il n’existe bien souvent aucune difficulté à juger que
tel ordre est légitime et tel autre parfaitement arbitraire, voire criminel.
Qui peut prétendre - pour ne prendre qu’un seul exemple - que l’ordre de
torturer est légitime du seul fait qu’il a été donné par un supérieur ? Un
tel ordre étant une instigation au crime, celui qui le reçoit a même le devoir
d’en dénoncer l’auteur.
C/ Quant aux juges,
il leur sera rappelé que leur rôle - pour lequel ils sont payés par le
contribuable et bénéficient d’un prestige social - est d’assurer la justice en
toute indépendance, courage, probité, compétence, quelle que soit la nature de
l’affaire qui leur est soumise, même si des personnages situés au sommet de la
hiérarchie du pouvoir politique y sont impliqués. Ils ne peuvent en aucune
manière se rendre complices - en donnant un vernis de légalité à des actes
manifestement illégaux - de crimes commis au nom de la raison d’État (puisque
celle-ci n’est en réalité, en pareilles circonstances, que déraison d’État). De
ce fait, ces juges, qui n’ont été, durant quatre décennies, que le « bras
légal » des oppresseurs, qui se sont comportés comme de serviles
mercenaires, devraient être jugés et lourdement condamnés pour s’être compromis
dans ce vaste complot contre la vie, l’intégrité, la liberté, la dignité des
Marocains.
A cet égard, quatre évidences doivent être rappelées :
la lutte contre l’impunité est nécessaire à l’écriture de l’histoire des
« années de plomb » ; cette histoire est un droit tant pour les
générations futures que pour les générations actuelles ; le Maroc ne peut
sortir du mouvement de l’histoire dans lequel il s’est engagé ; pour
concrétiser cet engagement, il suffit d’avoir une réelle volonté politique
permettant cette recherche historique.
S’agissant de la vertu historique qui s’inscrit
nécessairement dans lutte contre l’impunité, il suffit de rappeler ici quelques
vérités. La première est que tout peuple a droit à sa mémoire, à écrire son
histoire, et que, en pareille matière, celle-ci est inconcevable, ou, en tout cas,
particulièrement malaisée sans débats totalement libres et rigoureux, où les
acteurs et les témoins viennent dire ce qu’ils savent. Or, en l’occurrence,
seule la justice a légalement les pouvoirs nécessaires à cet effet. Car il
s’agit d’employer les moyens légaux de contrainte pour obtenir les témoignages,
remettre aux enquêteurs les preuves de tels ou tels faits, par exemple,
rechercher partout cette vérité. Bien entendu, ce n’est pas à la justice
d’écrire l’histoire mais aux historiens ; cependant, les débats
judiciaires et les vérités ou doutes qui s’en dégagent les aident dans leurs
recherches. C’est ainsi qu’on voit mal comment, pour ne prendre ici que
quelques exemples parmi des centaines sinon des milliers d’autres, les
historiens auraient pu ou pourraient ne pas exploiter avec bonheur les
enseignements dégagés en France, ces dernières années, des procès Barbie et
Papon pour l’histoire du nazisme, du régime de Vichy, de la Résistance, et de
l’attitude générale des Français face à l’occupation de leur pays par
l’Allemagne nationale - socialiste.
Et qui pourrait contester que, s’agissant de l’affaire Ben
Barka, le jour où les documents secrets détenus actuellement par certains État
s deviendront accessibles à la justice (la demande de la levée totale du
« secret - défense » présentée au gouvernement français par la
famille de l’illustre disparu va dans ce sens), on finira probablement par
savoir quelle a été la part de responsabilité de la France, des État s - Unis,
d’Israël et du Maroc dans ce qui apparaît comme un crime d’État s. Et,
singulièrement pour le Maroc, on saura peut -être quel rôle a joué tel ou tel
de ses dirigeants, entre autres, dans cette tragédie.
Il faut par ailleurs préciser que l’histoire, dont
l’écriture ne peut être que facilitée par la justice, ne profitera pas
uniquement aux générations futures, mais également et en priorité aux
générations actuelles, qui sont dans le plus grand brouillard sur les fameuses
« années de plomb » dont les entretiennent sans cesse leurs aînés,
qui sont quelquefois leurs propres parents et ont été eux - mêmes victimes de
l’oppression. Ces faits commencent à faire l’objet d’écrits journalistiques et de
livres de témoignages. Nous n’en sommes qu’au début des débats sur cette
période noire et de l’écriture historique qui la concerne. De sorte qu’il y a à
cet égard une ignorance quasi - totale de ce passé pour tous ceux qui ne l’ont
pas vécu directement. En un mot, tous les Marocains ont le droit de tout savoir
sur tout ce qui s’est passé dans leur pays (la tyrannie programmée étant un des
aspects les plus importants de cette histoire générale) et l’État a le devoir
d’y mettre tout le prix qu’il faut pour que cette mémoire soit écrite :
liberté totale d’investigation, entre autres par voie de justice, dans le cadre
de la lutte contre l’impunité, moyens financiers, ressources humaines, courage
politique de tous ceux qui ont quelque chose à dire, en sachant que des preuves
seront apportées qui montreront que des personnages éminents ont été des
criminels.
Faut-il rappeler que, de toute façon, l’État marocain, par
ses pétitions de principes répétées depuis quelques années en faveur des droits
de l’homme « tels qu’ils sont universellement reconnus » et sa
souscription formelle à de nombreuses conventions spécifiques en la matière
(notamment le vote de la création par les Nations - Unies, en Juillet 1998,
d’une Cour pénale internationale compétente pour juger, à certaines conditions,
les auteurs de crimes majeurs), par les mesures positives qu’il a prises ces
dernières années en faveur de nombreuses victimes de violations de ces droits,
est désormais entré dans une logique dont il ne pourra plus sortir. Au
contraire, la vague déferlante qui traverse le monde entier l’emportera, de gré
ou de force, vers toujours plus de progrès.
Comment, dans ces conditions, pourrait - il, au nom d’une
prétendue prudence politique quelconque, dont le but serait évidemment d’éviter
certains dérapages, en se refusant à lutter contre l’impunité, aller à contre -
courant de ce mouvement historique ? Ne voit - on pas l’indignation
universelle qui s’est exprimée il y a quelques semaines lorsque les Anglais ont
libéré Pinochet pour prétendus troubles de santé empêchant son jugement ?
Ne voit - on pas que, dans son propre pays, ce même Pinochet est toujours
menacé d’être arrêté et jugé puisqu’un juge d’instruction est déjà saisi
de plusieurs dizaines de plaintes déposées contre lui ? Comment soutenir
que tel tortionnaire dans tel pays mérite jugement et tel autre, au Maroc, une
impunité totale ? Comment applaudir au jugement, pour crimes contre l’humanité
(et on doit répéter, ici, qu’au Maroc, de tels crimes ont été massivement
perpétrés) de Hutus, Tutsis, Serbes, par exemple, et se croiser les bras
lorsqu’il s’agit de Marocains ? Bref, le Maroc est condamné à agir dans le
sens de l’histoire, qui est précisément celui de la lutte contre l’impunité,
condition sine qua non de la construction d’un État de droit. En un mot, l’État
n’a pas de liberté de choix en la matière : il doit rendre justice à ceux
qui le demandent parce que c’est l’une de ses raisons d’être.
Une fois la décision prise de revenir judiciairement sur le
passé, un débat, à la fois de politiques et d’experts, pourrait s’engager pour
dégager la manière la plus pertinente d’agir : créer de nouveaux postes de
juges d’instruction (de préférence dans une même ville, tel le cas du « juge
anti - terroriste » parisien Bruguière, qui centralise toutes les affaires
en la matière) ? Créer une structure juridictionnelle spécialisée et
automne, mais pas comme juridiction d’exception, puisque la juridiction à créer
devrait, au contraire, instruire et juger dans le respect absolu des droits de
la défense ? Car il ne s’agit évidemment pas de pratiquer la vengeance
inhérente à la « chasse aux sorcières », propos répétés ici et là par
des gens qui ne savent même pas ce qu’ils signifient réellement.
Faut - il, enfin, se contenter de créer une commission
d’enquête totalement crédible, tout en laissant à chacun la faculté d’aller
devant la justice en poursuivant son bourreau ? Plusieurs formules
paraissent envisageables : le débat est nécessaire et il doit être
rapidement et solennellement instauré. Ecoutons à cet égard un orfèvre en la
matière, M. Pierre TRUCHE, président honoraire de la cour française de cassation,
actuellement président de la Commission nationale consultative (française) des
droits de l’homme, interviewé par AL - BAYANE du 14 Avril 2000 : « Ce qui, à mon avis, est important, c’est que
les victimes voient ce qu’elles ont souffert reconnu. C’est de cela qu’elles
ont besoin. Des comités « justice et réconciliation » sont créés un
peu partout dans le monde. Et cela signifie pour moi que la réconciliation
passe par la justice. Quand on dit justice, c’est la justice sous toutes ses formes
et elle n’est pas forcément répressive pour tout le monde ».
M. Abderrahman YOUSSOUFI a été encore beaucoup plus net et
sévère dans le message qu’il a adressé aux Assises de la communauté marocaine
en Europe pour l’abolition du phénomène de la disparition forcée au Maroc,
tenues à Amiens le 27 Janvier 1994. Dans ce message, on lit notamment : « Je voudrais aussi renouveler à toutes
les familles des victimes, éprouvées par ce crime contre l’humanité,
l’expression de ma compassion et de ma solidarité fraternelle. Si la levée de
la chape de plomb qui protégeait le secret du bagne de Tazmamart et le retour à
la vie de quelques uns de ses survivants miraculés ont pu constituer un acquis
appréciable et encourageant, il n’en
demeure pas moins que la problématique de la disparition forcée reste entière
au Maroc. Aucune enquête sur le sort des disparus, aucune recherche des
responsables n’ont été entreprises et par conséquent aucune traduction en
justice n’a été décidée. C’est la perpétuation de cette impunité scandaleuse qui
a favorisé et favorise encore celle de la disparition forcée dans notre pays,
laquelle disparition se prolonge le plus souvent par la torture pour aboutir à
l’exécution sommaire.
Pourtant,
notre pays s’est engagé, au plan international, à protéger tous ceux qui
relèvent de sa juridiction, des violations flagrantes précitées des normes
internationales en matière des droits de l’homme. Cela découle non seulement du
Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de la convention
contre la torture qu’il a ratifiés mais aussi des deux instruments
internationaux spécifiques adoptés par l’assemblée générale des Nations -
Unies, à savoir :
1)
la déclaration sur la protection de toutes les personnes
contre les disparitions forcées (résolution 43/133 du 18 décembre 1992) ;
2)
les principes relatifs à la prévention efficace des
exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires, et aux moyens d’enquêter
efficacement sur ces exécutions (Résolution 44/162 du 5 Décembre 1989).
Ces deux
textes fondamentaux doivent être portés à la connaissance de l’opinion publique
marocaine et internationale et constituer un élément essentiel de la campagne
contre le phénomène de la disparition forcée dans notre pays...
·
Le gouvernement marocain doit donc, tout d’abord, condamner
officiellement, au plus haut niveau, la pratique des disparitions forcées et
l’interdire légalement.
·
Il doit mettre en œuvre tous les mécanismes permettant de
localiser les détenus et prisonniers, de les protéger, de leur rendre visite.
·
Il doit donner immédiatement suite aux plaintes et
informations relatives à des disparitions, en décidant l’ouverture d’une
enquête impartiale conduite par un organisme indépendant.
·
Il doit traduire en justice les personnes responsables,
indemniser les victimes et leurs familles.
·
Il doit entreprendre une réforme du pouvoir judiciaire qui
puisse déboucher sur son indépendance réelle. » (fin de citation).
Plus de six ans sont passés depuis et M. YOUSSOUFI est chef
du gouvernement depuis deux ans. Serait - il alors déplacé de lui demander
pourquoi il n’a pas mis en application ces principes qu’il a solennellement
proclamés, en mettant en mouvement la lutte contre l’impunité ?
Enfin, il faut ajouter, sur un tout autre plan, que l’examen
approfondi de ce passé sanglant permettrait de donner (grâce à des experts) une
évaluation aussi crédible que possible de ce qu’a été son coût financier pour
l’État , c’est - à - dire pour les Marocains ? Et cette dépense, il
faudrait bien que les concepteurs de la tyrannie la remboursent. Tels les
pollueurs dans les État s qui font respecter leurs lois en pratiquant une
culture de la responsabilité : « les pollueurs doivent être les
payeurs ».
De cette étude, les conclusions suivantes paraissent devoir
être tirées :
C O N C L U S I O N
1) La
thèse de l’impunité n’est recevable en aucun des éléments qui prétendent la
justifier.
2) La solution aux problèmes tragiques nés
de l’oppression qui a sévi au Maroc durant quatre décennies ne peut se limiter
au problème de l’indemnisation des victimes. Cette indemnisation est
d’ailleurs, de toute façon, un droit, mais elle ne saurait prétendre satisfaire
l’exigence de vérité et de justice qui s’exprime. Au surplus, la formule
d’indemnisation choisie par l’État comporte, à sa base même, de tels vices qu’elle
ne paraît offrir aucune garantie à ceux que l’État a choisis comme
bénéficiaires, excluant du même coup de nombreuses autres catégories de
victimes. Cependant, en dépit des « péchés originels » qui affectent la
Commission d’indemnisation, gardons - lui pour l’instant le bénéfice de la
présomption de bonne foi, et attendons ses décisions définitives pour la juger
sur pièces.
3) A la lutte contre l’impunité et à la
nécessité d’indemniser dignement toutes les victimes doit s’ajouter une demande
de pardon solennelle formulée au plus haut niveau de l’État .
4) La
formule la plus adéquate pour satisfaire les exigences de vérité et de justice
doit être dégagée au terme d’un débat sérieux à instaurer immédiatement et qui
doit répondre notamment à ces questions : faut - il se contenter de
renforcer l’appareil judiciaire existant et lui confier cette mission qui,
après tout, lui incombe ? Faut-il créer une nouvelle juridiction à cet
effet, à condition qu’il s’agisse d’une juridiction qui ne soit pas d’exception
mais qui respecte de façon scrupuleuse l’ensemble des droits de la défense,
tels qu’ils sont définis par le droit humanitaire international ? Faut -
il, avant de soumettre l’ensemble du contentieux des « années de
plomb » à quelque instance juridictionnelle que ce soit, commencer par une
première recherche de la vérité dans le cadre d’une commission totalement
indépendante de l’État ? Le débat est ouvert sur toutes ces questions. Mais un
principe doit être d’ores et déjà posé : que ceux qui veulent saisir la justice
immédiatement aient la garantie - proclamée de la façon la plus solennelle par
le chef de l’État - qu’aucun obstacle des pouvoirs publics n’entravera leur
démarche.
5) Quelle
que soit la formule technique, institutionnelle, qui sera choisie, il faut que
la justice exigée soit la même pour tous, sans exception, sans sélection :
les concepteurs de l’oppression comme les exécutants de leurs ordres doivent
être soumis au même traitement.
6) L’histoire
des quatre décennies précédentes à laquelle les Marocains ont droit ne peut
être écrite sans que la recherche de la vérité soit menée à bien par la lutte
contre l’impunité.
7) Les
responsables de l’État doivent s’interdire de façon absolue d’empêcher cette
lutte contre l’impunité en faisant voter une loi d’amnistie par le Parlement,
car une telle loi serait manifestement illégitime et ouvrirait la porte à la
justice privée, autrement dit à l’anarchie.
8) L’État ne peut sortir de l’engagement
juridique et politique qu’il a pris depuis quelques années de respecter
scrupuleusement « les droits de l’homme tels qu’ils sont universellement
reconnus », car il irait à contre - courant du mouvement actuel de
l’histoire dans lequel s’inscrivent les État s de droit, compromettant du même
coup toute chance de réaliser le développement qu’il recherche, celui-ci étant
de plus en plus tributaire du respect des droits de l’homme.
Casablanca, le 20 Avril 2000
Abderrahim BERRADA
Avocat au barreau de CASABLANCA