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LA DEFENSE DE L’IMPUNITÉ EST IRRECEVABLE

 

Depuis le recouvrement de son indépendance en 1956 et jusqu’au milieu des années quatre-vingt-dix, le Maroc a connu des violations plus ou moins graves des droits de l’homme, dont certaines - nombreuses - peuvent être qualifiées de crimes contre l’humanité, selon les définitions qui ont été données à ces crimes par le droit humanitaire international depuis l’instauration du tribunal militaire international de Nuremberg en 1945 jusqu'à la création, en 1998, d’une Cour pénale internationale.

Ces violations, qui ont jalonné l’histoire du Maroc durant près de quarante ans, ont été, à de très rares exceptions près, des crimes d’État.

Depuis quelques années, ces crimes ont cessé et si l’État semble décidé à respecter désormais les droits de l’homme, il veut obtenir des Marocains qu’ils renoncent à demander que les coupables de ces violations soient jugés et que les victimes de la détention arbitraire ou de la disparition (ou, le cas échéant, leurs ayants droit) se contentent de l’indemnisation qu’il leur a promise. L’État n’a pas encore explicité officiellement cette volonté politique de ne pas juger les coupables, mais des acteurs politiques de diverses chapelles fréquentant les allées du pouvoir et dont beaucoup reçoivent des prébendes pour leur travail de mercenaires de la plume ou de la propagande orale à laquelle ils se livrent là où ils ont quelque chance d’être entendus, développent ce discours de lâcheté immonde en laissant entendre que telle est bien « la politique de l’État ».

C’est que l’État sait parfaitement que ceux qui ont commis ces violations ont agi sur ses ordres et donc qu’il est juridiquement responsable au même titre que ses agents. Plus précisément, il sait que l’État, c’est à la fois l’ensemble de ses dirigeants qui, à des degrés divers, ont donné - explicitement ou implicitement - des ordres pour violer les droits de l’homme, et ceux qui ont exécuté ces ordres. C’est dire que l’État sait que la recherche des responsabilités doit partir des exécutants au plus bas niveau et remonter la pyramide des pouvoirs jusqu’au sommet de la hiérarchie, là où se trouvent les concepteurs de la politique oppressive, les décideurs, les instigateurs. Il sait enfin que personne, en pareille matière, ne peut prétendre à une quelconque immunité: toute personne, à quelque niveau qu’elle appartienne, est tenue de répondre de ses actes.

Cette recherche des responsabilités est-elle possible ? Est-elle souhaitable ? Certains répondent « non » à ces deux questions. Ils disent qu’il vaut mieux oublier ce qui s’est passé, pardonner aux coupables sans les juger. Ils rejettent jusqu'à l’idée d’une commission d’enquête sur les crimes commis, même si la décision est préalablement prise de ne traduire aucun de leurs auteurs en justice.

Cependant, ils ne disent pas explicitement ce qu’ils pensent, car, dans leur tendre délicatesse, ils ont peur des mots. En fait, ce qu’ils disent implicitement, c’est qu’ils sont pour l’impunité pure et simple des coupables et qu’on n’ouvre d’aucune façon leur dossier, qui est évidemment, au premier chef, celui des dirigeants de l’État. Leur argumentaire, qui mêle dans un beau désordre des éléments politiques et juridiques, est construit sur deux bases : d’une part, ils soutiennent que les victimes, leurs ayants droit, les défenseurs des droits de l’homme, doivent se contenter du fait que l’État a reconnu ses torts et s’est engagé à indemniser ; d’autre part, ils allèguent que le jugement des coupables est juridiquement et pratiquement impossible et que le Maroc, plutôt que de s’épuiser dans des procès ou même dans des enquêtes extra - judiciaires, doit travailler exclusivement pour sa réconciliation et son développement.

Cet argumentaire, ainsi construit sur deux volets, est totalement irrecevable, aucun de ses éléments n’étant fondé. C’est ce que cette étude a l’ambition de démontrer. Mais, en fait, notre réfutation de cet argumentaire n’épuisera pas pour autant le débat, car celui-ci a un troisième aspect, celui de considérations éthiques et historiques qui, à leur tour, plaident en faveur de la lutte contre l’impunité.

I/ L’État n’a pas reconnu ses crimes, et son engagement d’indemniser est vicié à la base


1) L’État n’a nullement reconnu ses crimes

Les défenseurs de l’impunité soutiennent que l’État , en reconnaissant qu’il y a eu des séquestrations et des disparitions au Maroc et en rasant le bagne de Tazmamart, a reconnu ses torts, et cela devrait suffire pour nous combler de bonheur. Or, ces « arguments » ne prouvent rien en réalité et ne résolvent nullement les problèmes posés. D’une part, en effet, l’État n’a pas reconnu ses crimes ; d’autre part, la prétendue destruction de Tazmamart, à supposer qu’elle ait bien eu lieu, ne constitue nullement une garantie contre une récidive de l’État .

A/ La reconnaissance des disparitions et des séquestrations

a/      Cette reconnaissance n’a pas été spontanée mais arrachée à l’État sous la pression interne et internationale pendant de nombreuses années.

b/      Elle n’a pas émané des plus hautes autorités de l’État mais seulement du Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH) qui, non seulement ne peut prétendre représenter l’État , mais, en outre, est tenu en mépris par beaucoup de monde et en tout cas ne bénéficie d’aucune crédibilité (en dehors, évidemment, des thuriféraires du Makhzen), et ce pour de nombreuses raisons qu’il est hors de propos d’exposer ici.

c/       Le nombre de disparus admis par le CCDH est très largement inférieur à ceux que les familles et les organisations de défense des droits de l’homme au Maroc et à l’étranger considèrent comme seuls sérieux parce que fondés sur des preuves.            

d/  Beaucoup de disparus sont morts dans des lieux désormais identifiés et dépendant de l’État et pourtant, leurs corps n’ont toujours pas été rendus à leurs familles, qui n’ont même pas obtenu des certificats de décès. C’est le cas, en particulier, de la trentaine de morts de Tazmamart.

e/      Le CCDH a commis un véritable et gravissime outrage contre les disparus et en général contre tous ceux qui ont été victimes des violations des droits de l’homme perpétrées par l’État , et ce en Avril 1999, dans le mémoire qu’il a adressé au Roi, puisque, dans ce document, il prie le chef de l’État « d’accorder sa généreuse grâce à toute personne s’étant rendu coupable de crime d’atteinte à la sécurité intérieure de l’État , à sa quiétude, d’y avoir participé ou incité avec toutes les conséquences qui en ont résulté au niveau de la réaction des autorités concernées et de leurs auxiliaires pour préserver la quiétude de l’État et sa sécurité ». Ce verbiage obséquieux (spécialité de cette officine de propagande) a évidemment scandalisé tous les observateurs, puisque ses auteurs n’ont pas eu honte d’y mettre sur un même plan victimes et bourreaux. Pis : le CCDH soutient implicitement que les actes criminels commis au nom de l’État ont été imposés à ses agents par ceux qui ont attenté à « sa sécurité et sa quiétude ». Ces victimes sont donc, à ses yeux, les premiers coupables, l’État n’ayant fait que se défendre ! C’est pourquoi le CCDH implore la grâce royale pour ces « malfaiteurs » (le mot n’est pas employé mais le sens du propos est clair). Ainsi, ceux qui, après avoir fini de purger leur peine d’emprisonnement prononcée par la justice (rendue « au nom de Sa majesté le Roi », ne l’oublions pas) pour leur implication, réelle ou supposée, dans les coups d’État du 10 Juillet 1971 et du 16 Août 1972, ont été soumis à la barbarie du bagne de Tazmamart pendant près d’une vingtaine d’années, ces gens - là, au moment où ils étaient dans la prison centrale de Kenitra et qu’ils en ont disparu un jour pour vivre le calvaire à Tazmamart, à un millier de kilomètres plus loin, étaient en train de troubler « la sécurité et la quiétude de l’État ». Et la famille OUFKIR (neuf personnes) qui, au moment où elle pleurait chez elle le général fraîchement « suicidé », disparut de Rabat pour subir la barbarie dans plusieurs bagnes successifs, cette famille, dans laquelle on comptait plusieurs enfants, dont un petit ange de trois ans, Abdellatif OUFKIR, était en train d’attenter à la sûreté de l’État ! Peut - on mépriser les Marocains et la vérité à ce point ?

          Et l’on vient, après tout cela, soutenir que l’État a reconnu ses torts !

B/ La destruction de Tazmamart

Ces bonnes âmes soutiennent que les Marocains ont désormais la garantie de ne plus être inquiétés puisque, d’après eux, le bagne de Tazmamart a été rasé. Or, ce faisant, ils commettent simplement une ineptie.

a/  D’abord, rien ne prouve que ce bagne a effectivement été rasé : aucun officiel de haut niveau (qui pourrait donc prétendre parler au nom de l’État) ne l’a affirmé, et personne - organisations de défense des droits de l’homme, journalistes, par exemple, pour ne pas parler des survivants de ce mouroir - n’a été invité à se rendre sur place pour vérifier cette allégation.

b/      On commet un véritable outrage envers ceux qui ont été détenus dans d’autres bagnes, notamment ceux de Kelaât Mgouna, Agdz, les bâtisses où la famille OUFKIR a été successivement séquestrée, car, ces autres bagnes, on n’en parle pas. Dès lors, on ne nous dit pas s’ils ont ou non été « rasés ». En tout cas, pour ce qui est du centre de torture casablancais de Derb Moulay Chérif, nous savons qu’il est toujours là.

c/       On oublie que les lieux de détention, de torture, de mort, ne sont jamais rien d’autre que des bâtiments, sinistres, certes, voire inhumains, mais qu’ils ne deviennent réellement horribles qu’à partir du moment où on y enferme des êtres humains et qu’on les y soumet à des conditions de détention barbares. Sans détenus, et sans les traitements inhumains et dégradants qu’ils y subissent, ils ne représentent rien. Ils ne sont pas dangereux par eux - mêmes.

          C’est l’État qui, en y enfermant ceux qui lui déplaisent, est responsable de cette séquestration et des horreurs qu’on y subit. De sorte que, l’État étant le décideur, il peut construire autant de Tazmamart qu’il veut, où il veut et quand il veut. Le fait d’en raser un ici aujourd’hui ne peut l’empêcher, s’il y tient, d’en construire des centaines d’autres ailleurs, à tout moment, dans le plus grand secret. De toute façon, l’État n’a nullement besoin de construire de nouveaux bâtiments pour y séquestrer et faire mourir violemment ou à petit feu ceux qui lui déplaisent, car, pour cette abominable besogne, tout lieu peut servir, le but étant obtenu par l’intervention des monstres qui y opèrent, non par les murs des lieux. C’est dire que l’État peut trouver ce genre de « résidences » partout au Maroc et à profusion. Dar Elmokri, par exemple, qui est un palais construit depuis de nombreuses décennies, et qui constitue le plus prestigieux lieu de torture dans l’histoire du Maroc, ne se trouve - t - il pas en plein centre de la capitale ?

d/      On oublie aussi que, au plan des principes, les bagnes en question ne doivent pas disparaître : au lieu de les raser, il faut au contraire tout faire pour les sauvegarder comme des lieux infiniment précieux pour écrire l’histoire du Maroc, qui est un droit pour les Marocains. En visitant ces bâtiments, qui doivent être classés comme monuments historiques, Marocains et étrangers auront une toute petite idée vivante du régime de terreur qui a sévi dans ce pays durant quatre décennies.

2/ L’engagement d’indemniser est vicié à la base

A l’initiative du CCDH, une Commission d’arbitrage de l’indemnisation des victimes de la détention arbitraire ou de la disparition, ou de leurs ayants droit, a été créée par une décision royale du 16 Août 1999.

Les partisans de l’impunité tirent argument de l’instauration de cette Commission pour soutenir que cette initiative, s’ajoutant au prétendu aveu par l’État des fautes qu’il a commises et à la prétendue destruction de Tazmamart, devrait suffire pour qu’on considère comme définitivement réglé le problème des violations des droits de l’homme au Maroc.

Or, là encore, l’argument manque de consistance et ce pour de nombreuses raisons, qui font que l’engagement d’indemniser est entaché, à sa base même, de nombreux vices, juridiques et pratiques.

A/ Les vices juridiques du système d’indemnisation mis en place

a/ La Commission n’est pas une instance d’arbitrage, contrairement à l’appellation qui lui a été donnée

L’arbitrage est régi par les articles 306 à 327 du Code de procédure civile (CPC). A l’examen des règles régissant la Commission et leur confrontation avec celles posées par le législateur, il apparaît que nous sommes très loin de l’arbitrage.

Quelques données suffisent pour le démontrer, un examen exhaustif de la question n’étant pas nécessaire :

Dans un arbitrage, ce sont, en principe, les parties elles-mêmes qui désignent l’arbitre ou les arbitres). Or, ici, c’est l’État seul qui a désigné la totalité des membres de la Commission, de sorte qu’il est à la fois juge et partie.

Dans un arbitrage, la sentence arbitrale ne peut être exécutée - donc avoir une véritable existence - que si elle obtient l’exéquatur du président du tribunal de première instance, qui doit contrôler si elle ne contient rien de contraire à l’ordre public (lequel inclut le respect des droits de la défense, notamment). Et, à moins que les parties n’aient convenu au départ d’y renoncer, l’exéquatur est susceptible d’appel et même de pourvoi en cassation. Or, aucun contrôle judiciaire des décisions de la Commission n’est ouvert aux demandeurs d’indemnité.

Dans un arbitrage, l’arbitre est en principe tenu de statuer dans le délai maximum de trois mois (et il est par ailleurs soumis à d’autres délais au cours de l’exécution de sa mission), alors que la Commission n’est soumise à aucun délai.

b/ La Commission est en réalité un véritable tribunal et son existence est inconstitutionnelle.

En effet, et pour ne retenir ici qu’un de ses attributs, elle rend des décisions exécutoires, et ce après un processus qui s’apparente, pour l’essentiel, à la procédure suivie devant les tribunaux, processus organisé par son Règlement intérieur, qui constitue pratiquement son code de procédure. Le fait qu’elle statue à la fois en droit et en équité ne change pas grand - chose à sa vraie nature, qui est juridictionnelle. Or, une juridiction ne peut être créée que par une loi, conformément à l’article 46 de la Constitution. Et cette loi, en l’occurrence, n’existe pas. C’est dire que l’existence de cette Commission est inconstitutionnelle.

c/ La Commission est une juridiction d’exception.

En effet, outre nombre de ses aspects qui font qu’elle n’offre aucune garantie de rendre des décisions justes et équitables, elle souffre de trois vices majeurs :

Dans sa composition figurent deux représentants de l’État (en fait des ministères de l’intérieur et de la justice). De plus, l’un de ses autres membres a déjà manifesté publiquement et à plusieurs reprises des attitudes qui sont en contradiction flagrante avec les droits de l’homme, sans le respect desquels on ne peut évidemment concevoir la crédibilité.

La Commission statue dans le plus grand secret, puisque ses débats ne sont pas publics, alors que la publicité est - sauf situations exceptionnelles - une des garanties du « procès équitable », tel qu’il est défini par les instruments internationaux auxquels le Maroc a souscrit, en particulier le Pacte international sur les droits civils et politiques de 1966 (article 14).

Le demandeur est tenu de s’engager, d’avance, à accepter (sans possibilité de recours) l’indemnité qui lui sera allouée, ce qui est contraire aux normes internationales, qui veulent qu’un justiciable puisse toujours contester devant une instance supérieure la décision qui a été rendue.

B/ Les vices pratiques du système d’indemnisation

a/ Paiera les indemnités celui qui n’est en rien responsable des crimes commis.

Les indemnités qui seront allouées seront supportées par l’État , donc le contribuable, ce qui est choquant, car on ne voit pas pourquoi les Marocains (en dehors, évidemment, des responsables des violations des droits de l’homme), qui n’ont commis aucun des actes criminels sources du droit à indemnisation, sont contraints de payer ces indemnités aux lieu et place des auteurs : les personnes physiques que sont les donneurs d’ordres et les exécutants étant les seuls responsables, les indemnités doivent être supportées par eux et par eux seuls.

En fait, cette logique de l’équité doit être enrichie par les données juridiques en la matière, notamment les règles régissant la responsabilité de l’État et de ses agents. A cet égard, l’art 79 COC dispose :

 « L’État et les municipalités sont responsables des dommages causés directement par le fonctionnement de leurs administrations et par les fautes de service de leurs agents ».

Comme nous sommes manifestement en présence de fautes de services publics de l’État , celui-ci doit payer, quitte à ce qu’il se retourne, par une « action récursoire », contre les seuls concepteurs de l’oppression et les donneurs d’ordres placés en haut lieu, en vertu de la règle posée par l’art. 80 COC, qui dispose :

« Les agents de l’État et des municipalités sont personnellement responsables des dommages causés par leur dol ou par des fautes lourdes dans l’exercice de leurs fonctions. L’État et les municipalités ne peuvent être poursuivis à raison de ces dommages qu’en cas d’insolvabilité des fonctionnaires responsables ».

Pourquoi cibler uniquement - dans ce débat purement indemnitaire et non pénal - ceux qui sont dans les hauteurs et pas, aussi, les exécutants au plus bas de l’échelle ? Parce que ces exécutants ne sont pas solvables, ce qui est le contraire des monstres froids qui officiaient dans les hautes sphères, car, outre qu’ils ont eux - mêmes commis des « dols » et des « fautes lourdes », leur fortune - inimaginable et indécente pour beaucoup d’entre eux - permet de les faire payer.

b/ Aucun texte ne désigne qui, au sein de l’État , devra payer :

Le Premier ministre ? le ministère des finances ? Celui de l’intérieur ? Celui des droits de l’homme ? De même, rien ne précise le délai dans lequel l’État doit payer, ni la sanction du retard ou du défaut de paiement.

c/ La Commission n’indemnise que les victimes de la détention arbitraire ou de la disparition forcée (ou leurs ayants droit).

Elle laisse donc de côté les victimes - innombrables - des autres violations des droits de l’homme, notamment ceux qui ont subi des tortures et ont été relâchés rapidement. Par ailleurs, ceux qui ont subi des années et des années de privation de liberté après un jugement inique, ce qui est le cas de la totalité des accusés dans les procès politiques, sont exclus, sous prétexte que leur condamnation par la justice donne à leur détention un caractère légal, alors que cette détention a été manifestement arbitraire. Il en est de même des victimes de la garde à vue qui a précédé les procès et qui a très souvent duré plusieurs mois, voire, dans certains cas, plusieurs années. A cet égard, d’ailleurs, le pouvoir actuel pourrait s’honorer en faisant voter solennellement une loi déclarant nulles et non avenues toutes ces condamnations, les motifs d’annulation étant innombrables et graves. Le parlement insipide, impotent et ruineux dont nous subissons l’existence, se ferait ainsi remarquer, une fois dans sa vie, par un acte honorable.

II/ Le jugement des coupables serait impossible et le pays devrait se consacrer exclusivement à sa réconciliation et à son développement

1) Le jugement des coupables serait impossible

Cette impossibilité résulterait de la prescription, de l’absence de preuves et du défaut d’indépendance de la justice. Or, aucun de ces arguments n’est pertinent.

A/ Le problème de la prescription

Les violations les plus graves des droits de l’homme (enlèvement, séquestration, torture, etc...) étant juridiquement des crimes, la prescription de l’action publique les concernant est de vingt ans (article 4 du Code de procédure pénale - CPP). Cette prescription ne peut être « interrompue » que par « un acte d’instruction ou de poursuite accompli par l’autorité judiciaire ou ordonné par elle » (art. 5 CPP), et elle ne peut être « suspendue » qu’en « cas d’impossibilité d’agir provenant de la loi elle - même » (art. 6 CPP).

Or, disent les tenants de l’impunité, il n’est question ici ni d’interruption de la prescription, puisqu’il n’y a jamais eu aucun acte d’instruction ou de poursuite, ni de suspension de la prescription, puisque rien dans la loi n’a interdit aux victimes (ou à leurs ayants droit) de porter plainte contre les auteurs.

En réalité, cet argumentaire n’est pas sérieux !

a/ D’abord, nombre de violations qualifiables juridiquement de crimes ont été commises depuis moins de vingt ans, de sorte que, pour ces crimes, le problème ne se pose pas.

b/ Pour les autres, il y a une jurisprudence à créer, sur la base des considérations suivantes :

Qu’ il n’y a pas eu d’acte d’instruction ou de poursuite, mais c’est parce que l’autorité judiciaire, que la loi charge d’agir, n’était pas indépendante (ce qui est encore le cas si l’on en juge par la récente et sidérante condamnation du Capitaine Mustapha ADIB par le tribunal militaire), ayant été assujettie à l’exécutif, qui était précisément l’un des responsables des violations. C’est dire qu’en pareille circonstance, il ne saurait être question de prescription, sans quoi cela signifierait que les responsables des violations s’immunisent eux - mêmes, dès le départ, en mettant l’autorité judiciaire sous leurs bottes, afin qu’elle ne puisse pas mettre en mouvement les poursuites et donc les inquiéter. Cette circonstance exceptionnelle doit permettre de faire jouer l’interruption de la prescription, sans quoi n’aurait plus de sens le principe général du droit qui veut que personne ne puisse se prévaloir, pour écarter sa responsabilité, de sa propre turpitude. Autrement dit, on ne peut tirer des moyens de défense de ses propres fautes. Au surplus, les magistrats qui ont cédé aux ordres des politiques sont eux-mêmes juridiquement complices des violations commises, vaste question qu’on ne peut évidemment aborder dans cette étude.

Quant aux plaintes des victimes, qui auraient empêché la prescription d’agir, certaines personnes concernées les ont déposées mais les autorités judiciaires n’y ont jamais donné suite, parce qu’elles avaient ordre de ne pas poursuivre les personnes visées. Par ailleurs, au cours des nombreux procès politiques que le Maroc a vécus, beaucoup d’accusés ont nommément désigné les individus qui les ont torturés ou ont supervisé leur torture (leurs noms sont, d’ailleurs, mentionnés dans les procès - verbaux d’interrogatoires), et ils ont demandé que la justice les convoque pour confrontation afin qu’ils soient confondus et poursuivis, mais les juges, implicitement complices, ont systématiquement refusé. Enfin, nombre de familles ont reçu des menaces explicites de représailles au cas où elles porteraient plainte pour ce qui est arrivé à l’un des leurs. Ces situations constituent bel et bien une « impossibilité d’agir » qui, s’il est incontestable qu’elle ne provient pas de la loi elle-même, n’en devrait pas moins être considérée comme un moyen légitime d’empêcher - dans le cadre d’une jurisprudence élargissant la notion d’«impossibilité » - la prescription. Un tel élargissement ne constituerait d’ailleurs pas une hérésie juridique, puisqu’il existe en matière civile, l’article 380 COC disposant, notamment : « La prescription ne court contre les droits que du jour où ils sont acquis ; par conséquent, elle n’a pas lieu : lorsque le créancier s’est trouvé en fait dans l’impossibilité d’agir dans le délai établi pour la prescription ».

Certes, nous sommes en matière pénale, laquelle interdit, en principe, l’interprétation extensive de la loi. Mais cette règle ne peut s’appliquer que dans le cadre d’un État de droit, c’est - à - dire un État dans lequel les dirigeants sont soumis, comme tout le monde, au droit, et par conséquent ne sèment pas la terreur pour interdire aux victimes des crimes commis par leurs agents (sous leurs ordres) de les poursuivre et aux juges de recevoir librement leurs plaintes, de les instruire avec diligence, compétence, probité, de juger les coupables et, éventuellement, les condamner dans les mêmes conditions que n’importe quel autre justiciable. Ce qui est évidemment loin d’être le cas du Maroc. Car, s’il l’était, il n’y aurait pas eu de violations aussi graves et aussi massives des droits de l’homme commises impunément durant quatre décennies. Bref, il suffit, pour écarter la prescription, d’appliquer ce vieil adage juridique, érigé en principe général du droit partout où ce mot a un sens : « à l’impossible, nul n’est tenu ».

B/ le problème de la preuve

Les partisans de l’impunité parlent d’impossibilité d’administrer la preuve des violations des droits de l’homme constituant des infractions pénales et, comme telles, susceptibles d’être soumises à la justice. Cette impossibilité proviendrait du fait que les auteurs de ces crimes n’accepteront jamais de les avouer.

Lorsqu’on regarde de près qui sont les agitateurs de cet « argument », on constate qu’ils sont tout simplement des experts en fatuité, des gens qui passent leur temps, partout où ils se trouvent, à parler de sujets qui les dépassent à seule fin de se faire remarquer. En particulier, ces prétentieux ne savent absolument rien de la manière dont se passe une instruction judiciaire, évidemment lorsqu’elle est sérieusement menée, ce qui est une autre question. Ils ne savent donc pas que, lors d’une instruction véritable, en présence d’accusations précises, corroborées par des détails de dates, de lieux, et de circonstances, nombre d’individus « craquent » et reconnaissent leurs méfaits, évidemment sans qu’aucune pression n’ait été exercée sur eux.

Par ailleurs, l’histoire et l’observation nous apprennent que certains auteurs (très rares il est vrai) de méfaits commis au nom de la raison d’État finissent par reconnaître d’eux - mêmes ce qu’ils ont fait, et ce pour libérer leur conscience. C’est le cas - récemment - du commissaire KHOLTI, qui a avoué spontanément, à travers la presse, avoir collaboré « administrativement » à la perpétration d’actes criminels commis, assure-t-il, par d’autres policiers, et il a présenté sa demande de pardon à ses victimes.

Enfin, on oublie que les accusateurs - du moins les survivants d’entre eux et ils sont heureusement très nombreux - sont toujours là, et ils peuvent donner toutes sortes de détails sur les faits qui sont de nature à fonder une poursuite, détails qui peuvent être, dans certains cas, confirmés par des témoins.

Dans ces conditions, il est clair que, dans un grand nombre de situations, la preuve peut être administrée, étant précisé que les spécialistes savent bien que l’aveu ne peut être exigé en matière pénale, régie par le principe de la liberté de la preuve, qu’il est relativement rare en matière criminelle, et qu’il peut d’ailleurs s’avérer contraire à la vérité, contredisant les ignorants qui le tiennent pour « la reine des preuves ».

C/ Le problème de l’indépendance de la justice

En toute candeur, les mêmes bavards allèguent que « de tels procès ne donneront rien, parce que les juges ne sont pas indépendants ».

C’est le comble ! La dépendance du juge est présentée ici comme si elle était inscrite dans son génome. Or, l’indépendance comme son contraire la dépendance de la justice est affaire d’éthique politique, donc d’un choix de l’État . Lorsque celui-ci veut que la justice soit à sa dévotion - autrement dit lorsqu’on ne se trouve pas dans un État de droit -, il lui donne ses instructions, explicitement ou implicitement, pour juger dans le sens qui lui convient, et « ça marche ».

Mais, dans le cas contraire, les plus hautes autorités de l’État peuvent - à condition de faire clairement et solennellement ce choix politique, et c’est l’hypothèse dans laquelle nous nous plaçons - proclamer que la justice, notamment dans les procès relatifs aux violations des droits de l’homme, doit accomplir sa mission en toute indépendance, et que toute l’aide nécessaire lui sera donnée à cet effet. Une telle « directive » est inconcevable dans un État de droit, puisque la justice y a déjà acquis sa totale indépendance et n’a donc besoin de personne pour lui indiquer ce qu’elle a faire. Mais, dans un État comme le Maroc, où la justice politique (comme la justice tout court) n’a jamais été indépendante, une proclamation solennelle par le chef de l’État de cette obligation ouvrirait la voie à une justice équitable. Une telle intervention ne serait d’ailleurs rien d’autre que la simple exécution par le Roi de ses devoirs constitutionnels. En effet, si l’article 82 de la Constitution dispose que « l’autorité judiciaire est indépendante du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif », l’article 83 précise que « les jugements sont rendus et exécutés au nom du Roi », et l’article 86 ajoute que « le Conseil supérieur de la magistrature est présidé par le Roi », lequel, d’après l’article 19, « veille au respect de la Constitution » et est « le protecteur des droits et libertés des citoyens ». Ce rappel solennel par le Roi que la justice doit assumer pleinement ses devoirs en toute indépendance et probité dans la lutte contre l’impunité (comme, d’ailleurs, en toute matière), ne coûterait rien au nouveau monarque, puisque tout le monde sait qu’il n’a jamais assumé la moindre responsabilité dans les crimes du passé. Les initiés ajoutent qu’il lui est même souvent arrivé de les déplorer, ne pouvant aller plus loin dans l’engagement...

2) Le Maroc devrait consacrer son temps à sa réconciliation et à son développement

A/ La question de la réconciliation

Là encore, ceux qui agitent cet argument ne savent pas de quoi ils parlent.

a/ D’abord, ne se réconcilient que ceux qui le veulent bien,et qui sont directement concernés.

La réconciliation ne peut être imposée, forcée. Et, par définition, elle ne peut être le fait que de ceux qui sont concernés directement, autrement dit, ici, le bourreau (tel qu’il a été défini ci-dessus) et sa victime. En dehors d’eux, personne n’a qualité pour engager une tentative de réconciliation, laquelle, d’ailleurs, comme toute tentative de ce genre, peut réussir comme elle peut échouer. Quant aux autres, ils ont bien le droit d’avoir une opinion mais non un pouvoir d’ingérence ou de décision, puisqu’ils n’ont aucun droit auquel ils auraient la faculté de renoncer : « pas d’intérêt, pas d’action ».

b/ Ensuite, le problème marocain n’est pas un problème de réconciliation.

Le problème de la réconciliation se pose lorsqu’il s’agit de fraction d’une population qui, pour telle ou telle raison, sont entrées en conflit sanglant et qu’elles regrettes ce qu’elles considèrent comme avoir été une erreur, qui peut avoir été unilatérale comme elle peut avoir été plus ou moins partagée. Comme elles veulent retrouver la paix, elles engagent des négociations à cet effet, négociations qui s’avèrent souvent très longues et laborieuse.

C’est le cas de l’Afrique du sud, où la réconciliation entre blancs et noirs a pu être négociée par l’implication de personnalités hors du commun : Nelson Mandéla et Desmond Tutu, lesquels ont conçu une formule qui semble avoir donné satisfaction, puisqu’elle a permis, grâce à des enquêtes approfondies, de faire la lumière sur ce qui s’est passé. Ce qui n’est pas le cas du Maroc, où les défenseurs de l’impunité refusent non seulement le jugement des coupables et leur condamnation, mais, en outre, l’ouverture de toute enquête.

Dans d’autres pays, des tentatives de réconciliation ont échoué. C’est le cas, entre autres, du Rwanda et du Burundi, où Tutsis et Hutus tentent depuis plusieurs années une réconciliation...sans y parvenir, jusqu’à présent tout au moins. C’est ce qui explique que des procès sont organisés à longueur d ‘années dans ces deux pays. Pour le Rwanda d’ailleurs, le génocide de 1994 donne lieu à la fois à des procès internes et à des procès internationaux, puisque les Nations - Unies ont créé un Tribunal pénal international (siégeant à Arusha, en Tanzanie) pour juger les responsables de ce génocide C’est dire que la réconciliation, même lorsqu’elle est concevable, n’est pas toujours possible.

Au Maroc, les violations des droits de l’homme ne sont pas le fait d’une fraction de la population contre une autre mais le fait de l’État . Ce sont des crimes d’État et rien d’autre. Or, l’État ayant pour raison d’être de protéger ses ressortissants (et de façon générale toute personne, même étrangère, se trouvant sur son sol), on ne peut lui pardonner d’avoir été lui - même l’auteur de milliers de crimes commis tout au long de quatre décennies. Sa responsabilité est même infiniment plus grave que celle du commun des mortels, puisque, précisément, il est chargé de protéger les droits des personnes et non de les enlever, faire disparaître, torturer, assassiner.

Il est d’ailleurs piquant de constater que, au Maroc, jusqu'à présent, aucune autorité supérieure de l’État n’a demandé une telle réconciliation sérieusement, c’est - à - dire solennellement et au niveau du chef de l’État , car c’est lui que la Constitution désigne - on l’a déjà vu - comme « le protecteur des droits et libertés des citoyens, groupes sociaux et collectivités ». La seule institution qui s’est exprimée à ce sujet a été le CCDH. De surcroît, au lieu de faire une ouverture dans le sens d’une demande de réconciliation, celui-ci s’est embourbé dans une stupide et indécente demande de grâce en faveur des victimes des crimes d’État , qu’il qualifie de personnes ayant attenté à sa sécurité et à sa quiétude.

C’est dire que, même si on était dans le cadre d’un scénario de réconciliation - ce qui, encore une fois, n’est pas le cas - nous serions aux antipodes des conditions par lesquelles des négociations peuvent être tentées pour essayer d’y aboutir.

B/ La question du développement

Pour ces utilitaristes que sont les défenseurs de l’impunité, ceux qui ne voient jamais rien en dehors du prisme du profit matériel, les droits de l’homme sont une affaire de doux rêveurs, des gens qui sont incapables de comprendre que le but de toute « politique sérieuse » est et ne peut être que le développement (en général entendu dans son sens étroit traditionnel, c’est - à - dire économique), car c’est lui qui, créant la richesse, permet de donner de l’emploi aux gens, des bancs d’école aux enfants, des lits d’hôpitaux aux nécessiteux, etc... Aussi bien, pour eux, « les droits de l’homme, c’est fait pour les pays riches ; quant aux autres, ils doivent passer par des régimes disciplinés, donc autoritaires, et tant que le développement du pays n’aura pas été réalisé, ces droits ne doivent être reconnus qu’à dose homéopathique, sinon complètement suspendus ».

Ce sont ces rhéteurs qui ont soutenu, en leur temps, Salazar, Franco, Mussolini, Pinochet, d’innombrables potentats d’Afrique subsaharienne et d’ailleurs et, plus près de nous, notre ami et cher cousin Ben Ali.

Bien entendu, au Maroc, pays soumis à un despotisme grossièrement dissimulé derrière un vernis de pluralisme durant quatre décennies, ces roquets sont légion. Légion d’horreur. Et ce sont les lauréats de cette grande école d’imbéciles doublés de salauds qui soutiennent, aujourd’hui, que le développement du Maroc est incompatible avec la lutte contre l’impunité, qui ne saurait être, à leurs yeux, qu’une perte de temps pour le pays, car, après tout, soutiennent - ils, « ces malheurs appartiennent au passé, qu’il faut oublier, le fait de les faire revenir à la surface brutalement, par des procès, ne pouvant que ranimer les passions, sans pour autant réparer les torts causés ».

Or, cette thèse est manifestement réductrice de la complexité de la problématique posée, en ce qu’elle méconnaît que la lutte contre l’impunité - donc pour la justice- ne peut en aucun cas être considérée comme une perte de temps pour un pays, étant un impératif catégorique pour tout État qui se prétend État de droit, ce devoir lui étant imposé tant par ses lois internes que par ses engagements internationaux en la matière. De sorte que, si le Maroc veut prouver qu’il a vraiment commencé à s’engager (commencé seulement, car, hélas ! on est loin de l’arrivée) dans la voie de l’État de droit, il doit respecter certaines règles fondamentales en la matière.

a/ Au plan interne.

Trois données essentielles doivent être rappelées ici :

Première donnée : Seule la victime a qualité pour décider.

On l’a déjà dit mais cela doit être rappelé : nul n’a le pouvoir de renoncer à la place d’un autre à son droit d’obtenir justice pour quelque cause que ce soit. C’est ce que les juristes appellent « la qualité pour agir ». Dans ces conditions, les partisans de l’impunité parlent de ce qui ne les regarde pas.

Deuxième donnée : le ministère public a l’obligation de poursuivre.

Que la victime renonce, pour une raison ou une autre, à agir contre son bourreau ne donne pas pour autant à l’autorité judiciaire compétente en la matière pour agir (le ministère public) le pouvoir de s’abstenir de poursuivre le coupable, car nous sommes en matière pénale et non civile : en présence d’un crime, le ministère public doit lui - même agir en poursuivant l’auteur de l’infraction, sans qu’il ait besoin d’être saisi d’une plainte de la victime, l’ordre public, qui est l’une des fonctions les plus essentielles de l’État de droit, étant inconcevable si la main de la justice s’abstient de passer. C’est la raison pour laquelle existent une police judiciaire et des juridictions pénales, qui coûtent d’ailleurs cher à l’État et c’est normal, la justice étant l’un des piliers de tout État qui se respecte. Et cet impératif de maintien de l’ordre par l’application de la loi pénale aux criminels est si fort que le législateur nous oblige d’informer les autorités, sous peine de sanction pénale, de tout crime parvenu à notre connaissance. A cet égard, il existe une obligation d’informer spécifique à l’atteinte contre la sûreté de l’État et une obligation générale s’appliquant à tout crime, quel qu’il soit :

Art. 209 CP : « Est coupable de non - révélation d’attentat contre la sûreté de l’État et punie d’un emprisonnement de deux à cinq ans et une amende de 1.000 à 10.000 dirhams toute personne qui, ayant connaissance de projets ou d’actes tendant à la perpétration de faits punis d’une peine criminelle par les dispositions du présent chapitre, n’en fait pas, dès le moment où elle les a connus, la déclaration aux autorités judiciaires, administratives ou militaires ».

Art. 299 CP alinéa 1er : « Hors le cas prévu à l’article 209, est puni de l’emprisonnement d’un mois à deux ans et d’une amende de 120 à 1.000 dirhams ou de l’une de ces deux peines seulement, quiconque, ayant connaissance d’un crime déjà tenté ou consommé, n’a pas aussitôt averti les autorités ».

Il va de soi que si la loi se veut aussi sévère pour les non - dénonciateurs de crimes, autrement dit si la loi fait de nous des dénonciateurs forcés des crimes, ce n’est pas pour que l’État garde pour lui, comme de précieuses reliques ou des objets de musées, les informations qu’il nous oblige de lui porter, mais pour les utiliser, les mettre en œuvre dans « l’action publique », c’est - à - dire la poursuite pénale, que la Constitution met à sa charge, pour que justice soit rendue aux victimes, pour que celles-ci se rendent bien compte qu’elles vivent dans un État de droit, que celui - ci les protège comme il s’est engagé à le faire dans le cadre du « contrat social » qu’il a conclu avec ses ressortissants. Sans quoi la porte est ouverte à la justice privée, la loi du plus fort, l’anarchie au plus mauvais sens du terme. C’est par ailleurs une violation ouverte de l’article 5 de la Constitution, qui dispose que « tous les Marocains sont égaux devant la loi », car il n’y a évidemment pas d’égalité lorsque l’État accepte de rendre justice aux uns - souvent pour des peccadilles - et le refuse aux autres, victimes, de surcroît, de crimes majeurs. C’est tout le contraire de l’État de droit, sans lequel le développement dont on nous rebat le oreilles est inconcevable.

Ajoutons à cela que le refus de juger le responsable d’un crime majeur tel que la mise à mort, qu’elle soit violente (effet immédiat de la torture) ou lente (c’est le cas de la trentaine de suppliciés de Tazmamart, par exemple) constitue une seconde exécution de ces véritables martyrs et une insulte gravissime et directe tant à leurs familles qu’à l’ensemble du peuple marocain. Un tel refus représente, de surcroît, par la provocation cynique qu’il implique, une incitation à la vengeance, à la « justice privée », dont chacun peut imaginer les dangers. De sorte que, quand on voit l’État réduire une véritable tragédie à une vulgaire question d’indemnisation (laquelle est de toute façon un droit, outre qu’elle doit être fixée conformément aux normes juridiques et éthiques qui s’imposent en la matière, ce que ne garantit pas - on l’a déjà démontré - la Commission instituée), on est obligé de constater qu’il insulte les intéressés, car il fait de leur cause une simple « affaire d’argent », banale comme toute affaire de ce type, alors que, pour eux, il s’agit de quelque chose d’immense, de singulier, de tragique, qui marquera toute leur vie.

De sorte que la fameuse règle de « l’opportunité des poursuites », qui veut que le ministère public ait la faculté de s’abstenir de déférer l’auteur d’une infraction devant la justice, et qui se justifie dans certains cas tout à fait mineurs, ne peut trouver aucune application lorsqu’on est en présence de crimes abominables tels que l’enlèvement, la séquestration, les actes de barbarie sous toutes leurs formes.

Troisième donnée : un juge d’instruction ne peut refuser d’instruire une plainte en la matière.

Tout crime punissable de la réclusion perpétuelle ou de la peine de mort doit être déféré par le procureur général compétent devant un juge d’instruction de son ressort (article 7 de la loi du 28 Septembre 1974 sur la procédure pénale « transitoire »). Et, dans l’hypothèse où le parquet général s’abstient de le faire, la victime (ou ses ayants droit) a la possibilité de saisir le juge d’instruction de sa plainte directement. Dans ce cas, celle-ci devant être communiquée au procureur général pour qu’il « prenne ses réquisitions » à son sujet, le parquet général peut théoriquement s’opposer à « l’ouverture de l’information » (l’instruction), ce qui fait scandale lorsqu’il s’agit d’une plainte sérieuse et donne à penser qu’il y a eu pression (de l’exécutif) sur le parquet. De toute façon, une telle opposition du parquet est, en pareille matière, inefficiente.

Car, en matière de crime punissable de la peine capitale ou de la réclusion perpétuelle (pour rester dans l’hypothèse qui nous occupe ici), même si le parquet « prend des réquisitions de non - informer », autrement dit s’oppose à l’ouverture d’une information, le juge d’instruction est légalement obligé d’instruire la plainte.

Or, les violations les plus graves des droits de l’homme constituent toutes des crimes punissables, au Maroc, de la peine de mort ou de la réclusion perpétuelle. Ce qui signifie qu’une décision politique de l’État ne peut faire échec à des poursuites contre les auteurs de ces violations. A moins que le parlement ne vote une loi d’amnistie de tous les délits et crimes commis durant les « années de plomb », ce qui est évidemment une toute autre situation, sur laquelle nous aurons à revenir.

  b/ Au plan des engagements internationaux.

Les instruments juridiques internationaux faisant de la justice un des droits fondamentaux de l’homme sont de plus en plus nombreux et le Maroc a souscrit, par une adhésion de principe, à l’ensemble des ces instruments en déclarant, dans le Préambule de sa Constitution, depuis 1992, qu’il « réaffirme son attachement aux droits de l’homme tels qu’ils sont universellement reconnus ».

Par ailleurs, parmi les textes internationaux qui intéressent ce débat et auxquels le Maroc a formellement souscrit, citons ici seulement le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, adopté par l’Assemblée générale des Nations - Unies le 16 Décembre 1966, qui dispose notamment, en son article 14 :

« Tous sont égaux devant les tribunaux et les cours de justice. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera soit du bien - fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil ».

On voit mal, dans ces conditions, comment l’État marocain pourrait concilier une politique volontariste d’impunité avec ses engagements, internes et internationaux, sans le respect scrupuleux desquels il ne peut revendiquer l’honneur d’être un État de droit et, de ce fait, entretenir des espoirs non mirifiques de voir frapper à ses portes les investisseurs, étrangers et marocains, seuls à même d’assurer son développement, dont il dit faire l’objectif majeur de sa politique. A cet égard, il faut signaler que l’éthique des droits de l’homme commence à s’imposer même dans les milieux d’affaires, traditionnellement soucieux exclusivement des profits qu’ils peuvent réaliser : de plus en plus de firmes importantes, parmi lesquelles certaines comptent parmi les géants des multinationales, commencent à refuser d’investir dans les pays où les droits de l’homme ne sont pas respectés.        

Au terme de cette analyse, on ne peut que conclure que la thèse de l’impunité est dépourvue de tout fondement, qu’il soit strictement juridique (l’ensemble de nos développements l’a démontré), ou utilitaire (on a montré que le développement, au sens le plus large, est inconcevable sans État de droit).

Mais il faut aller encore plus loin, et constater que d’autres considérations, les unes relevant de l’éthique politique, les autres des impératifs historiques, plaident dans le même sens.

III / Les impératifs éthiques et historiques

La problématique de la lutte contre l’impunité comporte à l’évidence un aspect pédagogique : il faut enseigner aux tenants de l’impunité que leur thèse s’oppose à deux impératifs, le premier d’ordre éthique, le second d’ordre historique.

1) L’impératif éthique

Il s’agit en fait de l’éthique de la responsabilité. Cette éthique réside dans le rappel solennel et rigoureux de l’étendue des pouvoirs des décideurs, de la responsabilité personnelle des exécutants, et enfin du rôle de la justice dans un État de droit, toutes notions allègrement méprisées au Maroc par les uns et les autres.

A/   Les décideurs, à quelque niveau qu’ils appartiennent, « apprendront » que leur pouvoir n’est pas et ne peut jamais être absolu, qu’il est strictement délimité par la loi au sens le plus large et les principes généraux du droit, tels qu’ils ont été largement définis depuis plusieurs siècles par les État s de droit et constamment élargis. Autrement dit, aucun haut responsable n’a droit à un quelconque « jardin secret » où il prétendrait avoir le pouvoir d’ agir impunément.

B/   Les exécutants sauront (la presque totalité d’entre eux ne l’ont certainement jamais appris sérieusement et on a même dû leur enseigner le contraire - les enquêteurs et les historiens devront s’y intéresser) que si leur mission est d’assurer l’ordre sur le terrain, ce ne peut être que dans le cadre strict non seulement de la loi au sens rigoureux du terme mais aussi de la légitimité. Il s’agit ici, notamment, de la théorie des baïonnettes intelligentes, qui veut qu’un agent public - civil ou militaire - refuse d’exécuter l’ordre de ses supérieurs s’il lui apparaît que cet ordre comporte manifestement une atteinte non fondée à un droit. A cet égard, un enseignement juridique sérieux doit être dispensé à tout agent public pour qu’il soit en mesure de déterminer comment il doit se comporter lorsqu’il reçoit un ordre. D’innombrables exemples peuvent être donnés pour démontrer qu’il n’existe bien souvent aucune difficulté à juger que tel ordre est légitime et tel autre parfaitement arbitraire, voire criminel. Qui peut prétendre - pour ne prendre qu’un seul exemple - que l’ordre de torturer est légitime du seul fait qu’il a été donné par un supérieur ? Un tel ordre étant une instigation au crime, celui qui le reçoit a même le devoir d’en dénoncer l’auteur.

C/   Quant aux juges, il leur sera rappelé que leur rôle - pour lequel ils sont payés par le contribuable et bénéficient d’un prestige social - est d’assurer la justice en toute indépendance, courage, probité, compétence, quelle que soit la nature de l’affaire qui leur est soumise, même si des personnages situés au sommet de la hiérarchie du pouvoir politique y sont impliqués. Ils ne peuvent en aucune manière se rendre complices - en donnant un vernis de légalité à des actes manifestement illégaux - de crimes commis au nom de la raison d’État (puisque celle-ci n’est en réalité, en pareilles circonstances, que déraison d’État). De ce fait, ces juges, qui n’ont été, durant quatre décennies, que le « bras légal » des oppresseurs, qui se sont comportés comme de serviles mercenaires, devraient être jugés et lourdement condamnés pour s’être compromis dans ce vaste complot contre la vie, l’intégrité, la liberté, la dignité des Marocains.

2) L’impératif historique

A cet égard, quatre évidences doivent être rappelées : la lutte contre l’impunité est nécessaire à l’écriture de l’histoire des « années de plomb » ; cette histoire est un droit tant pour les générations futures que pour les générations actuelles ; le Maroc ne peut sortir du mouvement de l’histoire dans lequel il s’est engagé ; pour concrétiser cet engagement, il suffit d’avoir une réelle volonté politique permettant cette recherche historique.

A/ La lutte contre l’impunité est nécessaire à l’écriture de l’histoire des « années de plomb »

S’agissant de la vertu historique qui s’inscrit nécessairement dans lutte contre l’impunité, il suffit de rappeler ici quelques vérités. La première est que tout peuple a droit à sa mémoire, à écrire son histoire, et que, en pareille matière, celle-ci est inconcevable, ou, en tout cas, particulièrement malaisée sans débats totalement libres et rigoureux, où les acteurs et les témoins viennent dire ce qu’ils savent. Or, en l’occurrence, seule la justice a légalement les pouvoirs nécessaires à cet effet. Car il s’agit d’employer les moyens légaux de contrainte pour obtenir les témoignages, remettre aux enquêteurs les preuves de tels ou tels faits, par exemple, rechercher partout cette vérité. Bien entendu, ce n’est pas à la justice d’écrire l’histoire mais aux historiens ; cependant, les débats judiciaires et les vérités ou doutes qui s’en dégagent les aident dans leurs recherches. C’est ainsi qu’on voit mal comment, pour ne prendre ici que quelques exemples parmi des centaines sinon des milliers d’autres, les historiens auraient pu ou pourraient ne pas exploiter avec bonheur les enseignements dégagés en France, ces dernières années, des procès Barbie et Papon pour l’histoire du nazisme, du régime de Vichy, de la Résistance, et de l’attitude générale des Français face à l’occupation de leur pays par l’Allemagne nationale - socialiste.

Et qui pourrait contester que, s’agissant de l’affaire Ben Barka, le jour où les documents secrets détenus actuellement par certains État s deviendront accessibles à la justice (la demande de la levée totale du « secret - défense » présentée au gouvernement français par la famille de l’illustre disparu va dans ce sens), on finira probablement par savoir quelle a été la part de responsabilité de la France, des État s - Unis, d’Israël et du Maroc dans ce qui apparaît comme un crime d’État s. Et, singulièrement pour le Maroc, on saura peut -être quel rôle a joué tel ou tel de ses dirigeants, entre autres, dans cette tragédie.

B/ Cette histoire est un droit pour les générations futures comme pour les générations actuelles

Il faut par ailleurs préciser que l’histoire, dont l’écriture ne peut être que facilitée par la justice, ne profitera pas uniquement aux générations futures, mais également et en priorité aux générations actuelles, qui sont dans le plus grand brouillard sur les fameuses « années de plomb » dont les entretiennent sans cesse leurs aînés, qui sont quelquefois leurs propres parents et ont été eux - mêmes victimes de l’oppression. Ces faits commencent à faire l’objet d’écrits journalistiques et de livres de témoignages. Nous n’en sommes qu’au début des débats sur cette période noire et de l’écriture historique qui la concerne. De sorte qu’il y a à cet égard une ignorance quasi - totale de ce passé pour tous ceux qui ne l’ont pas vécu directement. En un mot, tous les Marocains ont le droit de tout savoir sur tout ce qui s’est passé dans leur pays (la tyrannie programmée étant un des aspects les plus importants de cette histoire générale) et l’État a le devoir d’y mettre tout le prix qu’il faut pour que cette mémoire soit écrite : liberté totale d’investigation, entre autres par voie de justice, dans le cadre de la lutte contre l’impunité, moyens financiers, ressources humaines, courage politique de tous ceux qui ont quelque chose à dire, en sachant que des preuves seront apportées qui montreront que des personnages éminents ont été des criminels.

C/ Le Maroc ne peut sortir du mouvement de l’histoire dans lequel il s’est déjà engagé

Faut-il rappeler que, de toute façon, l’État marocain, par ses pétitions de principes répétées depuis quelques années en faveur des droits de l’homme « tels qu’ils sont universellement reconnus » et sa souscription formelle à de nombreuses conventions spécifiques en la matière (notamment le vote de la création par les Nations - Unies, en Juillet 1998, d’une Cour pénale internationale compétente pour juger, à certaines conditions, les auteurs de crimes majeurs), par les mesures positives qu’il a prises ces dernières années en faveur de nombreuses victimes de violations de ces droits, est désormais entré dans une logique dont il ne pourra plus sortir. Au contraire, la vague déferlante qui traverse le monde entier l’emportera, de gré ou de force, vers toujours plus de progrès.

Comment, dans ces conditions, pourrait - il, au nom d’une prétendue prudence politique quelconque, dont le but serait évidemment d’éviter certains dérapages, en se refusant à lutter contre l’impunité, aller à contre - courant de ce mouvement historique ? Ne voit - on pas l’indignation universelle qui s’est exprimée il y a quelques semaines lorsque les Anglais ont libéré Pinochet pour prétendus troubles de santé empêchant son jugement ? Ne voit - on pas que, dans son propre pays, ce même Pinochet est toujours menacé d’être arrêté et jugé puisqu’un juge d’instruction est déjà saisi de plusieurs dizaines de plaintes déposées contre lui ? Comment soutenir que tel tortionnaire dans tel pays mérite jugement et tel autre, au Maroc, une impunité totale ? Comment applaudir au jugement, pour crimes contre l’humanité (et on doit répéter, ici, qu’au Maroc, de tels crimes ont été massivement perpétrés) de Hutus, Tutsis, Serbes, par exemple, et se croiser les bras lorsqu’il s’agit de Marocains ? Bref, le Maroc est condamné à agir dans le sens de l’histoire, qui est précisément celui de la lutte contre l’impunité, condition sine qua non de la construction d’un État de droit. En un mot, l’État n’a pas de liberté de choix en la matière : il doit rendre justice à ceux qui le demandent parce que c’est l’une de ses raisons d’être.

D/ Pour cette recherche historique, il faut une volonté politique

Une fois la décision prise de revenir judiciairement sur le passé, un débat, à la fois de politiques et d’experts, pourrait s’engager pour dégager la manière la plus pertinente d’agir : créer de nouveaux postes de juges d’instruction (de préférence dans une même ville, tel le cas du « juge anti - terroriste » parisien Bruguière, qui centralise toutes les affaires en la matière) ? Créer une structure juridictionnelle spécialisée et automne, mais pas comme juridiction d’exception, puisque la juridiction à créer devrait, au contraire, instruire et juger dans le respect absolu des droits de la défense ? Car il ne s’agit évidemment pas de pratiquer la vengeance inhérente à la « chasse aux sorcières », propos répétés ici et là par des gens qui ne savent même pas ce qu’ils signifient réellement.

Faut - il, enfin, se contenter de créer une commission d’enquête totalement crédible, tout en laissant à chacun la faculté d’aller devant la justice en poursuivant son bourreau ? Plusieurs formules paraissent envisageables : le débat est nécessaire et il doit être rapidement et solennellement instauré. Ecoutons à cet égard un orfèvre en la matière, M. Pierre TRUCHE, président honoraire de la cour française de cassation, actuellement président de la Commission nationale consultative (française) des droits de l’homme, interviewé par AL - BAYANE du 14 Avril 2000 : « Ce qui, à mon avis, est important, c’est que les victimes voient ce qu’elles ont souffert reconnu. C’est de cela qu’elles ont besoin. Des comités « justice et réconciliation » sont créés un peu partout dans le monde. Et cela signifie pour moi que la réconciliation passe par la justice. Quand on dit justice, c’est la justice sous toutes ses formes et elle n’est pas forcément répressive pour tout le monde ».

M. Abderrahman YOUSSOUFI a été encore beaucoup plus net et sévère dans le message qu’il a adressé aux Assises de la communauté marocaine en Europe pour l’abolition du phénomène de la disparition forcée au Maroc, tenues à Amiens le 27 Janvier 1994. Dans ce message, on lit notamment : « Je voudrais aussi renouveler à toutes les familles des victimes, éprouvées par ce crime contre l’humanité, l’expression de ma compassion et de ma solidarité fraternelle. Si la levée de la chape de plomb qui protégeait le secret du bagne de Tazmamart et le retour à la vie de quelques uns de ses survivants miraculés ont pu constituer un acquis appréciable et encourageant, il n’en demeure pas moins que la problématique de la disparition forcée reste entière au Maroc. Aucune enquête sur le sort des disparus, aucune recherche des responsables n’ont été entreprises et par conséquent aucune traduction en justice n’a été décidée. C’est la perpétuation de cette impunité scandaleuse qui a favorisé et favorise encore celle de la disparition forcée dans notre pays, laquelle disparition se prolonge le plus souvent par la torture pour aboutir à l’exécution sommaire.

Pourtant, notre pays s’est engagé, au plan international, à protéger tous ceux qui relèvent de sa juridiction, des violations flagrantes précitées des normes internationales en matière des droits de l’homme. Cela découle non seulement du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de la convention contre la torture qu’il a ratifiés mais aussi des deux instruments internationaux spécifiques adoptés par l’assemblée générale des Nations - Unies, à savoir :

1)           la déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées (résolution 43/133 du 18 décembre 1992) ;

2)           les principes relatifs à la prévention efficace des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires, et aux moyens d’enquêter efficacement sur ces exécutions (Résolution 44/162 du 5 Décembre 1989).

Ces deux textes fondamentaux doivent être portés à la connaissance de l’opinion publique marocaine et internationale et constituer un élément essentiel de la campagne contre le phénomène de la disparition forcée dans notre pays...

·           Le gouvernement marocain doit donc, tout d’abord, condamner officiellement, au plus haut niveau, la pratique des disparitions forcées et l’interdire légalement.

·           Il doit mettre en œuvre tous les mécanismes permettant de localiser les détenus et prisonniers, de les protéger, de leur rendre visite.

·           Il doit donner immédiatement suite aux plaintes et informations relatives à des disparitions, en décidant l’ouverture d’une enquête impartiale conduite par un organisme indépendant.

·           Il doit traduire en justice les personnes responsables, indemniser les victimes et leurs familles.

·           Il doit entreprendre une réforme du pouvoir judiciaire qui puisse déboucher sur son indépendance réelle. » (fin de citation).

Plus de six ans sont passés depuis et M. YOUSSOUFI est chef du gouvernement depuis deux ans. Serait - il alors déplacé de lui demander pourquoi il n’a pas mis en application ces principes qu’il a solennellement proclamés, en mettant en mouvement la lutte contre l’impunité ?

Enfin, il faut ajouter, sur un tout autre plan, que l’examen approfondi de ce passé sanglant permettrait de donner (grâce à des experts) une évaluation aussi crédible que possible de ce qu’a été son coût financier pour l’État , c’est - à - dire pour les Marocains ? Et cette dépense, il faudrait bien que les concepteurs de la tyrannie la remboursent. Tels les pollueurs dans les État s qui font respecter leurs lois en pratiquant une culture de la responsabilité : « les pollueurs doivent être les payeurs ».

De cette étude, les conclusions suivantes paraissent devoir être tirées :

 

C O N C L U S I O N

1)    La thèse de l’impunité n’est recevable en aucun des éléments qui prétendent la justifier.

2)    La solution aux problèmes tragiques nés de l’oppression qui a sévi au Maroc durant quatre décennies ne peut se limiter au problème de l’indemnisation des victimes. Cette indemnisation est d’ailleurs, de toute façon, un droit, mais elle ne saurait prétendre satisfaire l’exigence de vérité et de justice qui s’exprime. Au surplus, la formule d’indemnisation choisie par l’État comporte, à sa base même, de tels vices qu’elle ne paraît offrir aucune garantie à ceux que l’État a choisis comme bénéficiaires, excluant du même coup de nombreuses autres catégories de victimes. Cependant, en dépit des « péchés originels » qui affectent la Commission d’indemnisation, gardons - lui pour l’instant le bénéfice de la présomption de bonne foi, et attendons ses décisions définitives pour la juger sur pièces.

3)    A la lutte contre l’impunité et à la nécessité d’indemniser dignement toutes les victimes doit s’ajouter une demande de pardon solennelle formulée au plus haut niveau de l’État .

4)    La formule la plus adéquate pour satisfaire les exigences de vérité et de justice doit être dégagée au terme d’un débat sérieux à instaurer immédiatement et qui doit répondre notamment à ces questions : faut - il se contenter de renforcer l’appareil judiciaire existant et lui confier cette mission qui, après tout, lui incombe ? Faut-il créer une nouvelle juridiction à cet effet, à condition qu’il s’agisse d’une juridiction qui ne soit pas d’exception mais qui respecte de façon scrupuleuse l’ensemble des droits de la défense, tels qu’ils sont définis par le droit humanitaire international ? Faut - il, avant de soumettre l’ensemble du contentieux des « années de plomb » à quelque instance juridictionnelle que ce soit, commencer par une première recherche de la vérité dans le cadre d’une commission totalement indépendante de l’État ? Le débat est ouvert sur toutes ces questions. Mais un principe doit être d’ores et déjà posé : que ceux qui veulent saisir la justice immédiatement aient la garantie - proclamée de la façon la plus solennelle par le chef de l’État - qu’aucun obstacle des pouvoirs publics n’entravera leur démarche.

5)    Quelle que soit la formule technique, institutionnelle, qui sera choisie, il faut que la justice exigée soit la même pour tous, sans exception, sans sélection : les concepteurs de l’oppression comme les exécutants de leurs ordres doivent être soumis au même traitement.

6)    L’histoire des quatre décennies précédentes à laquelle les Marocains ont droit ne peut être écrite sans que la recherche de la vérité soit menée à bien par la lutte contre l’impunité.

7)    Les responsables de l’État doivent s’interdire de façon absolue d’empêcher cette lutte contre l’impunité en faisant voter une loi d’amnistie par le Parlement, car une telle loi serait manifestement illégitime et ouvrirait la porte à la justice privée, autrement dit à l’anarchie.

8)    L’État ne peut sortir de l’engagement juridique et politique qu’il a pris depuis quelques années de respecter scrupuleusement « les droits de l’homme tels qu’ils sont universellement reconnus », car il irait à contre - courant du mouvement actuel de l’histoire dans lequel s’inscrivent les État s de droit, compromettant du même coup toute chance de réaliser le développement qu’il recherche, celui-ci étant de plus en plus tributaire du respect des droits de l’homme.

 

 

Casablanca, le 20 Avril 2000

 

Abderrahim BERRADA

Avocat au barreau de CASABLANCA

 

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