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Le rôle de la société civile dans la moralisation de la vie publique.

 

Avant de traiter ce problème, il est nécessaire, tout d’abord, de se poser la question de sa formulation. En effet, cette formulation sous-entend que la solution à la dépravation de la vie publique ( corruption généralisée ainsi bien sous la forme de « petite corruption » offerte par les citoyens aux petits et moyens fonctionnaires pour régler rapidement les formalités administratives, ou sous la forme de « grande corruption » à l’occasion des gros marchés publics et d’autorisations de toutes sortes, détournement des fonds publics  ou acquisition illégale de biens publics, dévoiement  de l’expression de la volonté populaire par le truquage  des élections et l’utilisation de l’argent, en particulier sale….) serait la moralisation. Ce qui voudrait dire qu’une partie des citoyens marocains serait dépravée et que la solution serait de leur montrer le droit chemin ; la société civile jouant un certain rôle dans cette moralisation.

Ce que nous allons montrer, dans cet article, c’est que la dépravation de la vie publique en tant que phénomène général  ne peut pas être éradiquée si on ne comprend pas ses causes et même sa fonction sociale qui lui permet de se reproduire en dépit de tous les discours moralisateurs et du recours épisodique à la coercition (jugement de quelques fonctionnaires corrompus ou véreux par la cour spéciale de justice).

De même, on ne peut traiter du rôle éventuel de la société civile dans la lutte contre cette « maladie » sociale sans d’abord prendre connaissance de son état actuel.

1)    Les causes profondes de la dépravation de la vie publique au Maroc :

Si tout régime politique despotique, échappant au contrôle du peuple au moyen de ses représentants véritables, produit nécessairement la dépravation de la vie publique, le makhzen, en tant que système, est basé sur le clientélisme et la corruption : En effet, les notables (caïds, pachas,…) avaient coutume d’offrir des « cadeaux » aux sultans en échange de leur protection. Ces notables prélevaient plusieurs fois la valeur de ces « cadeaux » des « sujets » soumis à leur juridiction. C’est pourquoi, le système makhzen , gangrené par la corruption et la concussion, a représenté le maillon faible devant la pénétration coloniale, alors que les tribus lui ont opposé, dans l’ensemble, une résistance farouche et héroïque (épopée de la guerre du Rif sous la direction de Mohamed Ben Abdelkrim Al Khattabi, résistance courageuse des tribus du Moyen Atlas dirigée par Moha Ou Hammou Azzayani , combat des tribus sahraouies sous le commandements d’El Hiba fils de Maa Al Aïnine, pour ne citer que les plus prestigieux combats contre le colonialisme français et espagnol).

Le protectorat a conservé le makhzen et l’a utilisé comme structure despotique à ses ordres pour, entre autres, réduire le coût de sa domination sur le peuple marocain.

Après le lancement du combat pour l’indépendance, le makhzen et les classes dominantes (bourgeoisie compradore et propriétaires semi-féodaux) ont soutenu le colonialisme, ce qui a conduit à leur affaiblissement. Cependant, cette coalition a pu reprendre l’initiative et imposer sa domination, en profitant des erreurs du mouvement national sous direction de la bourgeoisie nationale.

Après l’indépendance formelle, le makhzen a utilisé, en plus de la répression comme moyen principal de domination, d’autres méthodes, dont la dépravation de la vie publique ; et ce en généralisant différentes formes de corruption et de « donations » ayant des fonctions sociales bien précises.

En effet, pour élargir sa base sociale et pour attirer des élites politiques des partis, le régime a accordé des privilèges considérables à différentes fractions des classes dominantes et à des cadres de partis politiques disposés à le servir ; et ce en tirant profit des secteurs public et privés libérés par le départ du colonialisme.

C’est ainsi que le départ progressif des colonisateurs a permis de libérer des domaines d’activité importants (administration, fermes de colonisation, affaires commerciales, industrielles et de service…).

Le régime en a organisé le transfert au profit des classes dominantes et des élites qui le servent. De plus l’interventionnisme étatique dans de nombreux domaines d’activité conduit au développement d’une économie de rente : agréments de toutes sortes (transport, exploitation des carrières ..), autorisations en tous genres…dont l’attribution permet le développement de la corruption et du clientélisme.

Le favoritisme , le clientélisme, la corruption ne sont donc pas l’effet du hasard, ni la perversion d’un système intrinsèquement sain, mais sont inhérents à la nature même du système makhzen et ont pour fonction sociale de permettre à ce système de se renforcer, de se construire une base sociale en cimentant les classes dominantes. Tout cela, bien sûre, au détriment des masses populaires et du développement économique, social, politique et culturel du pays.

La petite corruption des petits et moyens fonctionnaires a des causes précises : face à de maigres salaires, à la détérioration des services publics et la liquidation de leur gratuité (enseignement, santé,…) et sous la pression de la société de consommation, la plupart de ces fonctionnaires n’ont, souvent, d’autre alternative pour subvenir à leurs besoins que de recourir à la corruption (petits « pourboires »). Cette situation est confortable pour le makhzen puisqu’elle lui permet de réaliser plusieurs objectifs :

Réduction du coût de l’administration publique, transformation de la contradiction entre makhzen et ces petits et moyens fonctionnaires en contradiction entre ces derniers et le peuple qui supporte le poids de cette corruption, neutralisation de ces franges de fonctionnaires dans la lutte : en effet le corrompu ne peut pas et n’est pas dans l’obligation de défendre sérieusement ses droits.

Ceci a également des effets pervers sur la société ; chacun cherchant à résoudre ses problèmes, non par la revendication de ces droits et de l’application de loi, mais par des voies détournées (corruption, intermédiaires…). Ce qui affaiblit le sentiment de citoyenneté et le combat pour l’Etat de droit et de justice dans notre pays.

Pire, le makhzen peut utiliser la corruption de ces fonctionnaires comme moyen de chantage contre eux pour leur imposer ses points de vue et faire d’eux une base sociale pour le makhzen et les partis administratifs.

Quant aux cadres des partis issus du « mouvement national » et des deux principales centrales syndicales, le makhzen n’a pas cessé de tenter de les séduire et de les corrompre, en usant de toutes sortes de subterfuges et en leurs offrant des faveurs et des privilèges, dont l’intégration aux institutions dites « démocratiques » ( conseils communaux, parlement…).

En conclusion : la corruption et les autres formes de dépravation de la vie politique, qui se répandent comme une traînée de poudre à l’ombre de tout pouvoir despotique où les citoyens ne disposent d’aucun moyen pour contrôler les gouvernants, ont joué un rôle important dans la gestion des élites politiques et administratives, civiles, militaires et sécuritaires  et dans la reproduction du makhzen et classes dominantes, tout en créant des contradictions au sein du peuple et en contribuant, dans une certaine mesure, à dévoyer la lutte de classe et la lutte démocratique de son cours normal.

Cette situation a connu des évolutions depuis le milieu des années quatre-vingts. En effet, le désengagement de l’état dans les domaines économiques et sociaux a contribué au développement de deux phénomènes :

-         Développement d’un secteur informel se divisant en deux parties :

·        Toutes sortes de petits métiers (commerce, contrebande, services divers…) qui aident une partie de l’énorme armée de chômeurs à survivre.

·        Des activités illégales, dont certaines  plus aux moins  criminelles(grande contrebande , trafic de drogue, spéculations immobilière, foncière et financiers…) permettant l’enrichissement rapide des mafias et de certains hauts responsables des appareils administratifs et de sécurité qui les protègent. Ces mafias intégrées aux mafias makhzen ont occupé des positions fortes dans l'économie et tentent de les protéger, en investissant la sphère politique grâce aux partis administratifs et à l’une des composantes du mouvement intégriste. C’est ce qui explique, dans une large mesure, l’utilisation grandissante de l’argent dans les élections .

-         Emergence et développement d’une société civile relativement dynamique : associations diverses , mouvements sociaux, réseaux…

Ces évolutions s’inscrivent et sont influencées par  les  changements du capitalisme mondial :

-         Le capitalisme a pénétré toutes les régions du monde et des secteurs qui étaient du domaine public. Ce qui conduit à une marchandisation accélérée de la vie sociale et une privatisation croissante de la vie publique qui s’est transformée en un marché obéissant aux techniques du marketing et où les grands médias et l’argent jouent un rôle fondamental.

La prolifération des scandales politiques en Europe et en Amérique en est une conséquence et une manifestation spectaculaire.

-         Croissance d’une économie capitaliste de nature criminelle et  sa pénétration de nombreux secteurs économiques vitaux dans toutes les régions de la planète. 

Ainsi ces changements approfondissent la dépravation de la vie publique. Car ils encouragent la diffusion  des valeurs de la société de consommation et renforcent l’idée que le seul critère de réussite sociale est la richesse matérielle quelle que soit la manière dont elle a été acquise. C’est ce qui montre que la moralisation de la vie publique n’est pas chose facile puisqu’elle est intimement liée aux structures économiques, politiques et sociales dominantes dans notre pays.

Quel rôle peut alors jouer la société civile dans ce domaine ?

2)      Quel rôle pour la société civile ?

Tout observateur peut constater une croissance quantitative et qualitative d’associations, mouvements sociaux et autres formes d’organisation ( coordinations, comités, réseaux…) dont le but est de défendre des revendications particulières de fractions ou couches sociales ou des revendications spécifiques à tout le peuple marocain. Syndicats, mouvement des droits humains, mouvements de défense des droits des femmes, mouvement amazigh, mouvement pour demander de l’emploi dont l’Association Nationale de Diplômés Chômeurs constitue la colonne vertébrale, associations de développement en milieu rural ou urbain, amicales des quartiers,…qui inventent des formes de solidarité entre eux et recherchent l’appui des forces politiques démocratiques.

Cette croissance n’est pas le fruit du hasard, mais est le résultat de facteurs objectifs et d’autres liés aux forces socialistes et démocratiques radicales.

En effet, face à la grave détérioration de la situation économique, sociale et culturelle, à la persistance de l’oppression et de l’arbitraire de makhzen, au cantonnement des courants dominants au sein des forces parlementaires de gauche à la politique politicienne, à la répression et au harcèlement policiers dont étaient victimes le mouvement marxiste-léniniste et les forces radicales, et tirant les leçons de l’échec du socialisme bureaucratique, le concept d’instruments d’auto- défense des masses populaires à été élaboré pendant les années 80 par l’organisation «  Ilal Amam ». De nombreux militants issus de l’expérience du mouvement marxiste –léniniste marocain et d’autres militants socialistes ou radicaux vont consacrer des efforts colossaux à mettre en pratique ce concept en participant à la constitution de nombreuses organisations : syndicales, de droits humains,…. Ces associations contribuent à mettre à nu le despotisme et la tyrannie, à sensibiliser les citoyens et à leur faire prendre conscience de leurs droits et à les pousser à s’organiser pour les défendre

Le makhzen n’est pas resté les bras croisés face à ces évolutions. Il utilise , en les combinant si besoin est, trois méthodes pour essayer d’imposer sa loi à ces organisations. Il a recours à la répression pour limiter l’influence et la combativité des associations militantes. Il tente de les concurrencées en créant des associations similaires.

Actuellement, il met l’accent sur l’intégration de ces associations à des cadres qu’il contrôle totalement : Conseil Consultatif des Droits de l’Homme, Conseil National du Dialogue Social…

Le makhzen poursuit ainsi plusieurs objectifs :

-         Essayer de marginaliser et d’occulter la vraie société civile.

-         Tenter de couvrir l’abandon de ses fonctions sociales et sa responsabilité dans l’extrême détérioration des conditions de vie des masses populaires. En effet alors que les politiques néo-libérales appliquées de façon systématique par la pouvoir conduisent à la généralisation de la misère et du chômage, il a recours à la bienfaisance et à gonfler l’importance de petits projets individuels ou collectifs qui ne constituent qu’une goutte dans l’océan de la pauvreté et dont la viabilité face à la monopolisation capitaliste est problématique.

L’appui apporté par certaine institutions financières comme la Banque Mondiale à des organisations non gouvernementales et son discours sur la lutte contre la pauvreté, le développement durable ou intégré va probablement dans le même sens : récupérer des concepts élaborés par des organisations progressistes pour tenter d’occulter les effets dévastateurs sur le plan social, économique, culturel et écologique de la mondialisation capitaliste, dont les institutions financières internationales sont l’un des fers de lance, répandre les illusions au sein des intellectuels et militants socialistes sur la possibilité de corriger les énormes dommages ainsi causés à l’immense majorité de la population mondiale et à la planète et les détourner, en conséquence, du combat pour un changement radical des structures économiques, sociales et politiques dominantes au profit des masses populaires.

De ce qui précède, il apparaît que la société civile est loin d’être homogène et qu’elle est un enjeu de lutte entre les forces participant à la dépravation de la vie publique(makhzen, classes dominantes et impérialistes) et des forces militantes progressistes. Dans ce cadre, il est nécessaire de combattre les approches qui cherchent à faire de la société civile une alternative aux forces politiques démocratiques ; et ce pour faciliter sa récupération et domestication. Et s’il est vital de respecter l’autonomie des organisations de la société civile, ceci ne doit pas signifier l’isolement, mais la coopération entre elles et les forces politiques démocratiques.

En conclusion la dépravation de la vie publique est une question éminemment politique qui nécessite un combat de longue haleine auquel devraient s'atteler les forces démocratiques militantes et la partie saine de la société civile pour éradiquer les causes politiques, sociales et économiques qui permettent à cette dépravation de se reproduire dans le tissu social.

 

                                                                                        Abdellah El Harif

 

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